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Les revendications autochtones, au-delà de la légitimité

Barrage Listuguj
Crédit : Gilles Gagné, Le Soleil

La décision des chefs héréditaires Wet’suwet’en de s’opposer au tracé du gazoduc Coastal GasLink a soulevé les passions d’un océan à l’autre et notamment, en Gaspésie. Certaines chroniques ont mis en doute la légitimité de ce mouvement, mettant en lumière le fait que le conseil de bande de la nation, élu, avait donné son accord et qu’il y avait des divisions au sein même des chefs héréditaires. D’autres ont contesté la légitimité des conseils de bande, une structure elle-même issue de la Loi sur les Indiens de 1876, adoptée dans un contexte colonial, qui les reconnaît comme les interlocuteurs officiels de l’État canadien. On a aussi rappelé qu’en 1997, la Cour suprême, dans l’arrêt Delgamuukw, dont un des demandeurs venait de la nation Wet’suwet’en, confirmait la reconnaissance des titres autochtones en tant que droit autochtone existant, garanti par la constitution.1

Tout ce débat est intéressant, dans la perspective de la science politique. La légitimité peut se définir comme la croyance au bien-fondé de l’autorité. Le sociologue Max Weber (1864-1920), référence en la matière, a décrit trois idéaux-types de légitimité : traditionnelle, charismatique et légale-rationnelle. Dans le premier cas, qui s’applique aux chefs héréditaires Wet’suwet’en, le bien-fondé de leur autorité provient de la tradition. Dans le second, on y croit parce que le détenteur de l’autorité politique est considéré comme un personnage hors-norme, tel que pouvait l’être Hitler ou encore, George Washington. Dans le dernier idéal-type, c’est le fait d’être élu démocratiquement, par un processus libre, transparent et ouvert, qui va donner une légitimité au pouvoir politique, comme c’est le cas pour les conseils de bande ou le gouvernement québécois et canadien. Il y a donc là, en apparence, un conflit entre deux types de légitimité dans les nations autochtones, qui mine l’action politique.

Or, ce qu’on a moins entendu, c’est que cette situation nous tend un miroir par lequel nous devons nous regarder, à l’échelle canadienne. On doit se poser de sérieuses questions sur la légitimité de nos propres gouvernements. Trois facteurs érodent la légitimité de ceux-ci. Premièrement, les importantes distorsions de notre mode de scrutin permettent à un gouvernement d’être formé par un parti qui récolte moins de votes qu’un autre, comme c’est le cas au fédéral.2 Deuxièmement, le taux de participation relativement faible, fait qu’en nombre absolu, une minorité seulement appuie les différents gouvernements.3 Troisièmement, le pouvoir politique est fortement centralisé et les citoyens et citoyennes ne sont pas partie prenante des décisions.4 Aussi, aux dernières nouvelles, notre chef d’État est toujours Élisabeth II, souveraine héréditaire et son pouvoir symbolique est incarné, en matière juridique, par la Couronne, qui négocie les traités avec les Premières nations.

Encore plus troublant demeure l’état de la constitution canadienne après le rapatriement de 1982, marqué par la controverse, sans l’accord du Québec. L’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982 jetait les bases d’un nouveau Canada, avec la Charte canadienne des droits et libertés, qui ouvrait la porte aux revendications des Premières Nations.5 Prenant acte de l’exclusion du Québec, le gouvernement conservateur de Mulroney a proposé l’Accord du lac Meech, en 1987, qui s’est terminé par un échec retentissant. On voulait reconnaître le caractère distinct du Québec, mais les Premières nations étaient complètement absentes de cette entente. C’est pour protester contre cet état de fait que le député cri manitobain Elijah Harper a fait obstruction à l’accord à 8 reprises, jusqu’au 22 juin 1990, donnant ainsi un prétexte au premier ministre de Terre-Neuve, Clyde Wells, pour couler l’accord en refusant de le ratifier à la date limite, le lendemain, quelques temps avant la crise d’Oka. Les conséquences de la mort de cet accord ont été multiples : création du Bloc québécois et du Reform Party (redevenu le Parti conservateur) sur les ruines du Parti progressiste-conservateur et de l’ADQ (future CAQ) à la suite de tensions au PLQ, échec de l’Accord de Charlottetown (1992), dernière tentative de réforme constitutionnelle, second référendum québécois en 1995 et ainsi de suite.

Au Canada anglais, encore traumatisé par ces événements, il est actuellement impensable d’ouvrir de nouveau la constitution, même si elle apportait des solutions à des problèmes politiques importants, comme une réforme du Sénat. Elle est, pour ainsi dire, verrouillée pour de nombreuses décennies. Or, les nouvelles revendications autochtones nous rappellent que système politique canadien a besoin d’être modernisé et que d’autres manifestations et contestations viendront, tant et aussi longtemps que l’on ne définira pas un État postcolonial, qui inclura les Premières nations. Pour ça, il va falloir plus que de vagues promesses de réconciliation, mais Justin Trudeau en est-il capable? 


1 Pour plus de détails, on peut lire l’article de l’Encyclopédie canadienne, écrit par Gérald A. Beaudoin (1929-2008), qui a été professeur de droit à l’Université d’Ottawa et sénateur : Gérald A. BEAUDOIN, « Affaire Delgamuukw », Encyclopédie canadienne, 2019, https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/affaire-delgamuukw-1997 (page consultée le 2 mars 2020).

2 À cela il faudrait ajouter le fait qu’une réforme du mode de scrutin, qui permettrait une meilleure adéquation entre les préférences de l’électorat et les résultats en nombre de sièges au parlement, a été rapidement balayée sous le tapis par le gouvernement Trudeau. C’est aussi le cas au Québec, où le gouvernement Legault semble plus ou moins pressé de réformer le système.

3 Le taux de participation aux dernières élections fédérales était de 66,2 % et le PLC a récolté 33,1 % de ces 66,2 %, ce qui signifie que 21,9 % de la population en âge de voter a appuyé le gouvernement Trudeau.

4 Par exemple, le référendum, couramment utilisé en Suisse et aux États-Unis, est peu présent au Canada. Le référendum d’octobre 1995 a été le dernier exercice de consultation publique à l’échelle du Québec et à l’échelle canadienne, il faut remonter au référendum sur l’Accord de Charlottetown de 1992. Le PQ avait jonglé avec l’idée des référendums d’initiative populaire (RIP) en 2012, avant d’abandonner l’idée.

5 Article 35 : Les droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés.

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