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Une plume qui a fait du chemin

« Quel grand et superbe fleuve que ce Saint-Laurent avec la bordure des énormes montagnes du nord, escarpées, jaillissantes, sourcilleuses, et luttant entre ciel et terre pour conserver leur effrayant équilibre! »
Crédit photo: Lou Batier

Vous est-il déjà arrivé d’entendre un nom dont le son des syllabes vous était parfaitement familier, alors que le visage qui aurait dû y être associé vous était tout à fait inconnu? Peu de noms, particulièrement au Bas-Saint-Laurent, éveillent chez ceux qui l’entendent cette singulière réaction de demi-reconnaissance avec autant de consistance que celui d’Arthur Buies.

Arthur Buies (1840 – 1901)

Car oui, bien avant de se reconvertir en boulevard ponctué de carrefours à quatre stops à la conception maladroite dont les autorités municipales ne savent pas trop quoi faire, Arthur Buies était bel et bien un homme. En une époque reculée, à l’aube même de la Confédération canadienne, bien plus d’un siècle avant que ses terrasses ne perdent leur Valentine au profit d’une shop à sous-marins, Arthur Buies sévissait déjà comme prolifique journaliste, nomade chroniqueur et impitoyable pamphlétaire dans un Québec nouvellement annexé au Canada de John A. Macdonald.

Dans son édition des Petites chroniques du Bas-du-fleuve, Victor-Lévy Beaulieu nous présente un Arthur Buies rebelle à l’enfance tumultueuse et à la vie franchement rocambolesque qui le mènera de Montréal à une Italie en guerre en passant par la Guyane et la France. Même si nous pouvions consacrer une chronique entière aux pérégrinations et (més)aventures d’Arthur Buies, c’est bien entendu à ses écrits que je souhaite m’attarder aujourd’hui.

C’est que, voyez-vous, dans les années 1870, une décennie après son retour d’Europe, Buies se mit à parcourir le Québec et à documenter ses voyages dans des chroniques qui représentent de véritables perles pour quiconque voudrait poser un regard nouveau sur ces régions que nous connaissons si bien aujourd’hui, mais dont le passé nous est encore parfois mal connu. Les quelques textes mis en recueil dans les Petites chroniques du Bas-du-Fleuve couvrent la période de 1871 à 1877 et nous donnent à voir Rivière-du-Loup, Rimouski, Kamouraska et Cacouna à une époque où la construction de nouveaux ports et l’extension des voies de chemin de fer représentaient encore la fine pointe du progrès et de la modernité. Cette époque est également marquée par le statut du Bas-Saint-Laurent comme un haut-lieu de villégiature, tout particulièrement pour les Anglais et les Américains :

« Que voit-on dans les stations d’eau renommées, fashionables? Des familles anglaises et rien que des familles anglaises. Ce sont elles qui ont bâti les jolis et riants cottages qui font de Cacouna le Saratoga canadien, et ces cottages se comptent par vingtaines; ils s’échelonnent sur le coteau jadis abrupt et inculte qui domine le fleuve, et leurs parterres émaillés, leurs petits jardins coupés de rocs et de taillis, les allées étroites, les sentiers épineux en font comme un petit Éden à moitié sauvage où l’on peut rêver, gémir, chanter et grelotter à discrétion. »

Arthur Buies, ceci dit, c’est bien plus qu’un chroniqueur touristique! Fervent polémiste, farouche opposant des conservateurs de l’époque et ouvertement anticlérical, Arthur Buies ne manque pas de glisser ça et là de joyeuses et décomplexées attaques à l’endroit de ces adversaires politiques et idéologiques. Revenant « à la politique comme on revient à ses moutons », Buies ne se gêne pas pour mettre son grain de sel dans une campagne électorale fédérale qui s’est tenue à Rimouski 1872, écorchant au passant Hector Louis Langevin, autre nom porteur de sens et d’histoire pour notre région. Se payant avec délice la tête de Langevin et de ses « talents » d’orateur, Arthur Buies décrit la réaction de la foule attroupée pour écouter le discours « horriblement mal dit » de celui qui était, à l’époque, ministre fédéral des Travaux publics sous John A. Macdonald :

 « Heureusement qu’un petit cochon de lait, qu’un habitant promenait dans une poche, a eu la bonté de nous distraire par ses cris et, qu’immédiatement après le speech du ministre, un marchand de drogues, de panacées et de tous les poisons connus pour guérir tous les maux, a débité les plaisanteries habituelles aux empiriques cas, sans cela, les trois quarts des auditeurs seraient encore sur place à attendre au moins un prétexte pour avoir de l’enthousiasme. »

Mais il y a bien plus que de tels règlements de comptes politiques dans ces chroniques. Lire Buies, c’est aussi, et surtout, apercevoir les traits de nos douces contrées sous une plume romantique, lyrique, prompte à l’emportement. L’amour qu’Arthur Buies porte pour la région de Rimouski où il a passé une bonne part de son enfance est aussi évident dans des passages comme celui-ci où il décrit une jeune Rimouski endormie sous les rayons d’une lune d’été :

« Les grandes ombres de l’île Saint-Barnabé qui sommeille au large, celles des pointes, qui se projettent de chaque côté de la ville assoupie, et des collines qui étagent au loin leurs crêtes boisées, se rassemblent comme pour jeter une teinte mélancolique sur le ciel scintillant. On croit les voir s’approcher et vous envelopper, et cependant elles gardent, immobiles, leur forme indécise, vaguement flottante, comme les voiles étendues d’un grand navire qui attend les premiers souffles du vent. »

Personnage coloré et digne d’intérêt ne serait-ce que pour la vie mouvementée qu’il a menée, Arthur Buies se révèle en plus un écrivain de talent dont les écrits ont marqué le Québec du XIXe siècle. En revanche, pour nous, Bas-laurentiens, Arthur Buies est également un ambassadeur convaincu et conquis par cette région qu’il décrit comme un véritable paradis terrestre, un haut-lieu de villégiature, de commerce et de culture. Et s’il peut parfois s’avérer difficile de maintenir notre motivation ou notre fougue dans les entreprises sociales, politiques et communautaires que nous portons, la lecture des chroniques d’Arthur Buies saura peut-être nous redonner courage en nous rappelant combien les passions et les espoirs qu’éveillent nos contrées ne datent pas d’hier.

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