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La passion, comme de raison

"Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci, vous serez souvent trompée: ce qui paraît ici n'est presque jamais la vérité."
Oeuvre de François Hippolyte Debon

L’heure est venue pour moi de vous faire une confidence : je n’ai pas lu tous les livres au programme pendant mon baccalauréat en littérature. Choquant, je sais.

En une session typique d’une formation de premier cycle en lettres, il n’est pas rare qu’on attende de chaque étudiant qu’il lise environ 25 livres en 15 semaines. Vous aurez deviné qu’en de telles circonstances, il arrive même aux meilleurs d’entre nous de devoir faire des choix… et d’imposer le supplice de la planche à certains de ces ouvrages. Je ne crois ici rien apprendre de nouveau aux professeurs qui comptent parmi mes lecteurs : vos étudiants ne lisent pas tous les livres au programme, et ce n’est pas [toujours] faute de volonté. Si vous avez de la difficulté à faire passer ce secret de Polichinelle, allez donc prendre un café avec votre dentiste et demandez-lui s’il croit vraiment que ses patients se passent la soie dentaire quotidiennement. Parfois, il faut apprendre à laisser aller, vous savez.

Toujours est-il que ce mois-ci, en gage de ma bonne foi, j’ai décidé de retourner creuser dans ma bibliothèque pour y dénicher un ouvrage que j’avais négligé à l’époque. J’ai donc jeté mon dévolu sur La Princesse de Clèves, roman paru pour la première fois en 1678 et né de la plume de Madame de Lafayette, moins connue sous son « petit » nom de Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, Comtesse de La Fayette.

On y suit la titulaire Madame de Clèves, jeune membre de la cour du roi Henri II (1519-1559) tentant de naviguer le traître monde de l’aristocratie d’Ancien Régime. Femme mariée et honorable, Madame de Clèves se voit jetée dans un profond trouble quand elle s’éprend du Duc de Nemours, véritable playboy avant la lettre. Lire La Princesse de Clèves en 2020, c’est être confronté à un artefact du passé qui fait appel à des sensibilités depuis longtemps évacuées de notre quotidien : hormis peut-être les universels accès de passion amoureuse qui les affligent, les personnages principaux du roman de Madame de Lafayette n’ont pratiquement plus rien en commun avec nous. Ces gentilshommes et nobles dames de la cour de France mènent des existences que l’on pourrait qualifier d’oisives : leurs vies ne sont qu’un enchaînement perpétuel de salons mondains et de jeux chevaleresques entremêlés d’intrigues amoureuses à saveur politique qui feraient pousser des soupirs incrédules aux plus chevronnés lecteurs de Danielle Steel.

Il n’est pas aisé pour ceux qui n’y sont pas accoutumés de lire des œuvres de l’Ancien Régime tant les codes littéraires ont changé depuis (je l’avoue, j’ai trouvé ça pénible « par bout »). De prime abord, le récit de La Princesse de Clèves peut paraître hermétique, surtout dans les passages où il prend les allures d’un arbre généalogique saupoudré de dialogues pour faire beau. On y  mentionne l’un après l’autre des dizaines de personnages dont on ne connaîtra, en fin de compte, que les noms et les titres :

« Elle était d’une bonne maison d’Angleterre. Henri VIII avait été amoureux de sa sœur et de sa mère, et l’on a même soupçonné qu’elle était sa fille. Elle vint ici avec la sœur de Henri VII, qui épousa le roi Louis XII. Cette princesse, qui était jeune et galante, eut beaucoup de peine à quitter la cour de France après la mort de son mari; mais Anne de Boulen, qui avait les mêmes inclinations que sa maîtresse, ne se put résoudre à en partir. Le feu Roi en était amoureux, et elle demeura fille d’honneur de la reine Claude. Cette reine mourut, et Mme Marguerite, sœur du roi, duchesse d’Alençon, et depuis reine de Navarre, dont vous avez vu les contes, la prit auprès d’elle, et elle prit auprès de cette princesse les teintures de la religion nouvelle. »

Mais qu’on se comprenne bien, je ne suis pas ici pour vous décourager le lire ce roman. Quel serait l’intérêt de tenir une chronique n’éveillant que des idées sombres et négatives chez ses lecteurs, après tout? Je suis d’avis qu’à toute chose sa valeur, et qu’il suffit d’orienter notre regard de façon à toujours chercher l’intérêt de ce à quoi l’on est confronté pour s’ouvrir à de nouvelles expériences. S’il peut s’avérer ardu d’apprécier instinctivement la forme du très précieux roman de Madame de Lafayette, il offre tout de même à ses lecteurs la chance de suivre les réflexions d’une auteure érudite, vive d’esprit et absolument passionnée par l’histoire avec un grand H. Dans La Princesse de Clèves, les événements les plus importants de l’époque sont évoqués, et alors qu’on suit les intrigues amoureuses et galantes des protagonistes, on peut être témoin de grands épisodes historiques qui nous sont présentés en toile de fond comme autant d’occasions de mettre les choix des personnages en perspective, comme cette digression sur la fondation de l’église anglicane par Henri VIII :

« Enfin, après une passion de neuf années, Henri l’épousa sans attendre la dissolution de son premier mariage, qu’il demandait à Rome depuis longtemps. Le pape prononça les fulminations contre lui avec précipitation et Henri en fût tellement irrité qu’il se déclara chef de la religion entraîna toute l’Angleterre dans le malheureux changement où vous la voyez.

[…] Il eut ensuite plusieurs femmes qu’il répudia ou qu’il fit mourir, et entre autres Catherine Howard, dont la comtesse de Rochefort était confidente, et qui eut la tête coupée avec elle. Elle fut ainsi punie des crimes qu’elle avait supposés à Anne de Boulen, et Henri VIII mourut, tant devenu d’une grosseur prodigieuse. »

Un roman âgé de plus de 300 ans, en revanche, ne nous serait pas parvenu s’il n’avait su résonner avec de multiples lectorats au fil des siècles. Or la modernité de La Princesse de Clèves relève du fait qu’il s’agit bien là d’un des premiers romans psychologiques de la tradition littéraire française. Chose rare pour une protagoniste de roman à l’époque, madame de Clèves fait montre d’introspection et d’esprit d’analyse. La tension principale du roman découle de ses efforts constants pour réconcilier les élans de son cœur avec les contraintes que lui impose sa raison :

Elle voyait par cette lettre que M. de Nemours avait une galanterie depuis longtemps. Elle trouvait que celle qui avait écrit la lettre avait de l’esprit et du mérite ; elle lui paraissait digne d’être aimée ; elle lui trouvait plus de courage qu’elle ne s’en trouvait à elle-même et elle enviait la force qu’elle avait eue de cacher ses sentiments à M. de Nemours. Elle voyait, par la fin de la lettre, que cette personne se croyait aimée ; elle pensait que la discrétion que ce prince lui avait fait paraître, et dont elle avait été si touchée, n’était peut-être que l’effet de la passion qu’il avait pour cette autre personne à qui il craignait de déplaire. Enfin, elle pensait tout ce qui pouvait augmenter son affliction et son désespoir. Quels retours ne fit-elle point sur elle-même! Quelles réflexions sur les conseils que sa mère lui avait donnés!

Sans cette dimension psychologique du récit, sans cet accent mis par l’auteure sur l’introspection et l’analyse de sentiments viscéraux et irrationnels, La Princesse de Clèves n’aurait sans doute pas su conserver sa pertinence. Voir au-delà des différences culturelles et historiques pour chercher l’universel et l’immuable de la condition humaine, c’est aussi cela, s’aventurer dans la tradition littéraire des siècles passés.

Autrement dit, les émotions c’est compliqué. Les émotions c’est fâchant. C’est pas nouveau. Deal with it.

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