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De la bureaucratie en Amérique

Source : contrepoints.org

Au début du mois de septembre, on apprenait le décès de l’anthropologue David Graeber, connu pour son célèbre essai Bullshit Jobs, paru dans la revue Strike! et qui est par la suite devenu un livre à succès.1 Dans cet article, Graeber décrivait de quelle manière le capitalisme moderne a créé toute une classe d’industries douteuses (le télémarketing, par exemple) et des armées d’emplois administratifs dans tous les domaines, sans compter les emplois justifiés par le fait que tout le monde travaille tout le temps (lavage de chiens ou livraison de pizza 24 heures, par exemple). C’est ce qu’il appelait les bullshit jobs. Cela peut paraître condescendant, mais Graeber lui-même, dans la préface de l’ouvrage, mentionne qu’il a été inondé de témoignages de personnes qui se sont reconnues dans ces emplois.2

C’est une évolution qui lui semblait paradoxale, car un des crédos capitalistes, qu’on nous répète sans arrêt, est que ce régime est économiquement efficace. Selon lui, une des raisons était qu’il fallait garder les gens au boulot pour faire tourner la consommation, le tout baigné dans des principes moraux inspiré par l’éthique protestante du travail. Une autre était que la classe dominante ne voulait probablement pas d’une population avec beaucoup de temps libre, avec les conséquences que l’on peut imaginer…

Bref, qu’on soit d’accord ou non avec son analyse, son constat demeure valide : le régime capitaliste a fini par créer une nouvelle forme de bureaucratie administrative, nourrie de rapports, de réquisitions, de formulaires, de procédures, de certifications, de normes, d’évaluations et de consultants, tant dans le secteur privé, que dans le secteur public, sous l’impulsion de l’école du nouveau management public (ou nouvelle gestion publique), elle-même influencée par le privé durant les années 1970.

À l’autre bout du spectre, il y a 70 ans cette année, un auteur célèbre, qui lui aussi a écrit sur les dérives bureaucratiques, mourrait : George Orwell, bien connu par ses romans La ferme des animaux et surtout, 1984. Un excellent essai de Louis Gill, professeur émérite d’économie à l’UQAM, nous met en contexte la critique d’Orwell par rapport aux régimes bureaucratiques communistes.3 Volontaire dans les milices républicaines lors de la Guerre civile espagnole (1936-39), Orwell assiste à l’écrasement de la révolution par les communistes soutenus par Moscou, ce qui marquera durablement son œuvre littéraire. Dans 1984, satire monumentale de l’Union soviétique de Staline, Orwell décrit la dérive totalitaire d’un régime bureaucratique, avec ses ministères sinistres, son langage absurde, sa réécriture de l’histoire, sa surveillance de tout le monde, tout le temps, etc. Staline est mort, et enterré, et les régimes communistes n’ont pas survécu, mais la Chine a su s’adapter en devenant une créature hybride, capitaliste et autoritaire, en conservant une nature profondément bureaucratique. L’image de Big Brother, qui voit tout et sait tout, colle bien à notre nouvelle époque connectée en permanence et gouvernée par des algorithmes informatiques puissants.

Vous vous demandez sans doute quel est le lien entre les deux. En apparence, peu de choses unissent la vision du capitalisme décrit par Graeber à la vision du communisme par Orwell. Mais, quand on regarde de plus près, on constate que peu importe le point d’origine et les moyens, la destination demeure la même : la création de structures bureaucratiques qui vont, à terme, finir par contrôler le système économique et politique.

La conséquence de cette évolution est que ces structures finissent par échapper au contrôle humain, un phénomène que le sociologue Max Weber (1864-1920) avait appelé les cages d’acier de la modernité4 : des institutions basées sur la rationalité et le calcul qui contrôlent les individus.

Or, cette toute-puissance des structures bureaucratiques n’est pas sans effet, comme on a pu le voir dans le système de santé québécois et ses ratés abondamment commentés ces derniers mois. Le système obéit à sa propre logique et tout le monde s’y est cassé les dents depuis des décennies. Le système d’éducation n’y échappe pas non plus, même si les conséquences sont moins dramatiques.5 Dans le secteur privé, les immenses entreprises multinationales, dont les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), nous imposent leur volonté, elles aussi, et sont soustraites au contrôle dans plusieurs domaines : concurrence déloyale, échappatoires fiscales, etc.

Ce qui nous amène à la question à 100 $ : La bureaucratie est-elle inéluctable en 2020?


1 David GRAEBER, « On the Phenomenon of Bullshit Jobs: A Work Rant », dans Strike!, numéro 3, août 2013, https://www.strike.coop/bullshit-jobs/ (page consultée le 28 septembre 2020).

2 David GRAEBER, Bullshit Jobs. A Theory, The Anarchist Library, 2018, 217 pages, https://theanarchistlibrary.org/library/david-graeber-bullshit-jobs (page consultée le 28 septembre 2020).

3 Louis GILL, De la guerre civile espagnole à 1984, Montréal, Lux, 2012, 235 pages.

4 Pour une analyse originale et intéressante, voir Laurence McFALLS, « Construire le politique : causalité, contingence et connaissances », Québec, Presses de l’Université Laval, 2006, 319 p.

5 À titre d’exemple de bureaucratisation, il y a quelques années, la Commission de l’évaluation de l’enseignement collégial (CÉEC), organisme chargé notamment d’évaluer les mécanismes d’évaluation (par le collège) de l’évaluation (des profs) avait elle-même demandé à une institution internationale de l’évaluer afin d’obtenir une certification. Autrement dit, on évaluait l’évaluation de l’évaluation de l’évaluation.

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