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Le bonheur mis à mal par la pandémie

Une conception du bonheur à repenser

“Il vaut mieux être un Socrate insatisfait qu’un porc satisfait” nous disait John Stuart Mill au XIXe siècle. La question que je me pose depuis quelque temps : l’a-t-on entendu ? En effet, cette fichue pandémie est venue surexposer certains travers de notre penchant pour la “vie porcine”.

Tout d’abord, rendons à Mill ce qui revient à Mill. Cette affirmation s’inscrivait dans un débat à l’intérieur de la doctrine utilitariste selon laquelle il faut que nos actions maximisent le plaisir, minimisent la souffrance, pour le plus grand nombre. Son collègue, Bentham, soutenait que tous les plaisirs étaient équivalents. Pour Mill, il fallait distinguer les plaisirs propres à l’humain de ceux que l’humain a en partage avec les autres mammifères. Par exemple, le plaisir de lire un bon livre est équivalent à manger une poutine pour Bentham, alors que pour Mill lire un bon livre est un plaisir plus noble, plus humain, donc possède une valeur supérieure.

Ceci dit, sur le plan biologique, il s’agit d’un débat stérile. Les plaisirs proviennent de la sécrétion de certaines substances biochimiques, notamment la dopamine, la sérotonine et l’ocytocine. On peut débattre de la noblesse d’un plaisir par rapport à l’autre, mais notre cerveau ne s’en soucie guère : l’effet de plaisir, qu’il soit causé par la lecture d’un polar ou par un but de Toffoli, cela lui importe peu. Le cerveau recherchera sa prochaine “dose”, tout simplement.

Et, c’est probablement là où étaient à la fois l’erreur et la bonne intuition de Mill : le bonheur ne se résume pas à une simple accumulation de plaisirs, qu’ils soient nobles ou pas. Si une vie heureuse se limitait à vivre un maximum de plaisirs en tout temps, nous devrions tous devenir héroïnomanes ou accrocs aux opiacés. Ou, encore, espérer que la formule du soma dans Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley soit découverte et largement distribuée.

Il semble que les Anciens avaient une meilleure intuition de ce qu’est réellement le bonheur que bien des théories qui ont suivi depuis plus de deux millénaires. En effet, qu’on pense aux épicuriens, aux stoïciens, voire aux bouddhistes, tous cherchent à développer une disposition à ne pas succomber à nos désirs, parce que ceux-ci risquent de nous entraîner dans une suite sans fin de plaisirs, suivie de la déception du caractère éphémère de ceux-ci. Finalement, lorsque nous sommes en quête de quelque chose, notre esprit n’est jamais en repos.

C’est ce repos qui se rapproche le plus de la vision du bonheur des Anciens et de ce qui semble se produire dans le cerveau humain. Et quand on y pense, cela a beaucoup de sens. En effet, considérant que l’activité cérébrale représente plus de 25% des dépenses énergétiques de notre corps, si le bonheur nécessitait une forte activité du cerveau, toujours en train de naviguer entre la satisfaction des plaisirs et la souffrance de l’absence de sensations plaisantes qui nous pousse à chercher notre prochaine dose, le bonheur entrerait en conflit avec la survie de l’espèce. 

Ainsi, le bonheur ne peut se résumer à une accumulation de plaisirs. Pourtant, cette vision utilitariste du bonheur s’est largement implantée dans notre mode de vie du dernier siècle. Pourquoi ? 

Parce que le système capitaliste consumériste n’aurait pas pu trouver meilleur slogan pour maintenir et stimuler une consommation soutenue, bien au-delà de nos besoins.

Et c’est là où la détresse vécue dans la dernière année peut en bonne partie se comprendre. La société démocratique, libérale et capitaliste moderne oriente notre existence autour de la consommation de toutes sortes de choses pour nous rendre “heureux”. La plupart des individus vivent à crédit, travaillent pour se maintenir à flot et passent leur temps libre à se divertir.

Pendant des millénaires, la survie de l’être humain a été rendue possible par un équilibre entre sa génétique et le contexte dans lequel il a évolué. C’est un peu le sens du principe évolutif selon lequel les espèces les mieux adaptées survivent. Une espèce adaptée est une espèce dont les hasards de sa biologie sont en phase avec le milieu dans lequel elle évolue. 

Les girafes n’ont pas un long cou parce que la nourriture était située en hauteur. Les individus girafes qui avaient un plus long cou ayant accès à plus de nourriture, ils s’en sont mieux sortis et ils se sont donc plus reproduits. Sur une échelle de plusieurs dizaines de milliers d’années, les girafes sont devenues des mammifères au long cou. Bref, elles sont devenues en phase avec les caractéristiques de leur environnement.

L’être humain n’est pas différent des girafes sur le plan évolutif. Les caractéristiques propres à l’être humain actuel sont celles qui lui ont permis d’être adapté à son environnement et qui lui ont permis de se reproduire. La surconsommation, le rythme de travail effréné et le divertissement ne font pas partie de ces caractéristiques propres à l’humain qui le rendent en phase avec son environnement.

Les preuves sont nombreuses. Le mode de vie des humains modernes est marqué par le sentiment d’isolement, l’impression d’impuissance, la détresse psychologique, l’anxiété, le désespoir, l’épuisement professionnel, pour ne nommer que ces difficultés. Ce ne sont certainement pas des indicateurs que notre cerveau est en équilibre avec son environnement. Bien au contraire. Et malheureusement, il ne s’agit pas seulement que de quelques individus. Cette détresse, sans dire qu’elle est généralisée, touche un nombre important de personnes.

La principale force de l’être humain qui lui a permis de survivre des millénaires ce sont ses capacités à vivre en communauté. Les capacités communautaires de l’être humain n’ont pas d’égal dans la nature, grâce à ses capacités langagières et intellectuelles, mais également grâce à sa capacité de fiction : nous pouvons être des millions de personnes à croire à certaines choses et à vivre en fonction de ces croyances, sans pour autant nous connaître et en n’ayant aucun lien direct.

Je peux, par exemple, débarquer au Japon demain matin et je pourrai louer une chambre d’hôtel avec ma carte de crédit, fort probablement parler avec mon hôte en anglais, me nourrir dans des restaurants, voire circuler à travers le pays en automobile sans trop de difficultés. Pourquoi ? Parce que nous partageons un univers fictif commun, malgré toutes les différences qui nous séparent, soit une économie capitaliste, un État de droit, une signalisation somme toute internationalisée, de même qu’un ensemble de règles et de valeurs de base. 

Même si je me retrouve en terre inconnue, entouré d’étrangers, je devrais normalement pouvoir survivre à cette expérience, voire en tirer quelque chose de très positif. J’appartiens à une communauté avec des gens qui me connaissent, me veulent du bien. Mais, j’appartiens aussi à une communauté plus large qui, sans me connaître et me vouloir du bien personnellement, me permet de bien fonctionner.

Et c’est probablement cette plus grande communauté qui est en partie responsable de la souffrance que l’on peut observer dans nos sociétés actuelles. Il semble que cette communauté plus large, mais impersonnelle, est venue remplacer dans une très large mesure les communautés plus près de nous. 

L’éducation, les soins, les échanges commerciaux ainsi qu’un nombre de petites choses du quotidien sont desservis par des inconnus ou à tout le moins par des gens qui ne font pas partie de notre communauté directe, soit la centaine de personnes avec qui nous pouvons entretenir des rapports plus directs au cours de notre vie, des personnes pour qui nous avons un certain nombre d’informations sur qui ils sont, leurs expériences, etc.

Peut-être que je me trompe, mais il me semble que la dernière année de pandémie est venue accentuer l’importance de la communauté plus large et mettre des barrières à notre communauté plus significative. Ayant moins la possibilité de nous occuper via les transactions qui occupent normalement notre quotidien, c’est notre modèle de bonheur calqué sur l’approche utilitariste qui en a souffert : on a perdu beaucoup des plaisirs éphémères qui nourrissaient notre vie avant la pandémie.

Peut-être que nous devrions modifier notre façon de concevoir la vie heureuse, pour être plus en phase avec notre biologie et notre environnement. Et, peut-être que la recherche d’un état intérieur moins sujet à vivre les montagnes russes causées par le couple plaisir-souffrance est la piste à suivre, telle que nous le disaient les Anciens ?

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