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Contes, légendes et palabres

Le phare hanté de l’île Bicquette

Daniel Projean et Georgette Renaud. -(Photo: courtoisie)

Georgette Renaud et Daniel Projean du collectif d’auteurs La Porte ouverte sur les mots présentent une autre légende de la région.

Pour ce mois de juillet 2022, leur choix s’est arrêté sur : « Le phare hanté de l’Île Bicquette », un extrait du livre « Histoires, chansons & légendes » de l’auteur Jean-Pierre Pineau, aux éditions Narval.

Les revenants et autres formes d’esprits frappeurs ont généreusement contribué à la rédaction du grimoire des légendes bas-laurentiennes. L’on compte, dans la région, bon nombre de cas de bâtiments hantés, tel cet ancien poste de pilotes perché sur un coteau en surplomb de Petite-Rivière-Trois-Pistoles, dont les épaisses cloisons de pierres se dressent toujours, défiant les années, le long de la route 132. Celui-ci fut à l’origine de bien des frayeurs que la croyance locale attribuait à l’âme d’une personne assassinée en ces murs, laquelle, captive et errante, manifestait sa présence par des actions intempestives autant qu’effrayantes. Peu de gens s’en approchaient et on craignait l’endroit. La « maison hantée » de Trois-Pistoles.

À Pointe-au-Père, les anciens de la paroisse se souviennent encore de la maison du médecin de garde maritime, dont la tâche était d’évaluer l’état de santé des immigrants qui arrivaient par bateaux. Cela avait été, plusieurs années auparavant, un haut lieu de jeux et de parties de cartes clandestines. Les joueurs gageaient souvent gros et certains mauvais perdants se disputaient avec leurs comparses qu’ils accusaient de tricherie. Parfois même, on en venait aux coups. La rumeur veut qu’un homme y succombât à la suite d’une rixe désastreuse et qu’on l’enterrât secrètement dans la cave.

Au cours des années, la maison passa aux mains de différents occupants qui, tous, durent composer avec certains phénomènes inexplicables. L’affaire connut son dénouement en 1924, lorsque la famille du Dr Adélard Morais, lasse de partager son logis avec une entité tapageuse, eut recours à un exorcisme pratiqué sous la supervision de l’Évêché de Rimouski.

Les manifestations paranormales cessèrent, la vie reprit son cours et cette histoire sombra dans l’oubli. L’incident le plus mémorable eut pour théâtre l’archipel des îles du Bic. Tant de naufrages eurent lieu dans ces parages, tant de navires vinrent se fracasser sur les brisants affleurant, que certains écueils devinrent tristement renommés, que l’on pense à l’East Cliff, qui envoya à lui seul une dizaine de vaisseaux par le fond, ou encore au rocher Alcide qui porte le nom de sa plus célèbre victime.

Que dire alors de cette baie du Ha! Ha! Qui nous rappelle les gémissements plaintifs qu’on attribuait aux esprits des malheureux marins qui périrent dans ces tragédies. Aussi, la proximité de l’île au Massacre et de ses spectres indiens n’avait rien pour rassurer quiconque comptait s’installer dans les environs.

Située à cinq kilomètres au large de Bic, l’île Bicquette, aujourd’hui connue pour sa colonie de canards eiders, était en ce temps un point de repère important pour la navigation. On y a construit un phare qui, depuis 1844, balise le chenal sud du Saint-Laurent, indiquant la présence des dangereux récifs qu’on peut à peine distinguer tant ils sont à fleur d’eau. Les phares d’antan nécessitaient une attention constante et la présence permanente d’un gardien était vitale pour le bon fonctionnement du système de signalisation.

À la fin de l’hiver 1859, les deux gardiens du phare, Hammond et Mitchell, se noyèrent en tentant de rejoindre leurs postes pour la saison de navigation. La Maison de la Trinité, qui administrait les phares du Saint-Laurent, embaucha donc deux nouveaux responsables. L’un d’eux, du nom de Fortier, vécut, à ce qu’il semble, une aventure fort pénible. Pour effectuer l’entretien du dispositif de signalisation, on affecta Fortier à cette tâche qui devait l’occuper tout l’hiver durant. Laissé seul sur l’îlot désertique avec un petit chien pour toute compagnie, il s’installa dans la tour et se mit à l’oeuvre. Les mois passèrent et on sentait que, cette année-là, le printemps ne tarderait pas à venir. Fortier aurait dû normalement s’en réjouir, mais, au fil des semaines, l’homme, à qui la solitude pesait sans doute, était devenu fort soucieux et dormait de plus en plus mal puisque, certains soirs, il entendait des coups sourds frappés contre les murs circulaires du phare et percevait clairement des bruits de chaînes en provenance des étages supérieurs. Ce ne pouvait être le seul fruit de son imagination, du fait que même son chien dressait l’oreille à tout moment et grondait sans raison apparente. Bien qu’il eût inspecté toute la structure et les environs du bâtiment, rien ne pouvait expliquer tout ce mystère.

Le phénomène qui, au début, se faisait discret et peu fréquent allait maintenant en s’amplifiant. D’une nuit à l’autre, le vacarme augmentait en durée et en intensité. Fortier, par ailleurs, aurait juré qu’à chaque occurrence ou manifestation, de nouveaux éléments tapageurs s’ajoutaient aux précédents. Les choses évoluaient donc de mal en pis et toute journée amenait son lot de frayeurs nocturnes. Lorsqu’il pensa voir des visages blafards aux regards vides agglutinés aux fenêtres, Fortier crut qu’il perdait la raison! Pour faire bonne mesure, ou vraisemblablement conquérir la place, les spectres envahirent la tour. Tremblant de peur, son petit chien blotti tout contre lui, le pauvre gardien assista impuissant à l’infernale sarabande des revenants qui ne cessa qu’à l’aube venue.

N’y tenant plus, Fortier prit la grave décision d’abandonner son poste et de tenter la traversée sur la banquise pour atteindre le village. Cependant, le doux temps qui avait cours depuis quelques jours empêchait la glace de prendre solidement. Trop mince, celle-ci ne pouvait supporter le poids d’un homme et, après s’être risqué en quelques vains essais, Fortier renonça à ce plan pour retourner tout penaud jusqu’au phare hanté, se sachant condamné à y vivre une fois de plus une veillée cauchemardesque.

Dire que cette autre nuit fut pire que la précédente relève de l’euphémisme, car le carnaval des revenants repoussa d’un cran la vision que Fortier se faisait de l’enfer. À la fin, un spectre hideux le fixa et, désignant la porte d’un geste théâtral, lui signifia du même coup que sa présence en ces lieux ne serait désormais plus tolérée. Au petit jour, l’homme et son chien, profitant du fait que la nuit avait été très froide et qu’un vent favorable avait contribué à épaissir la couche de glace, entreprirent de rejoindre la rive coûte que coûte. Cheminant de peine et de misère sur la banquise, la réussite de la traversée semblait moins que certaine, tant Fortier, qui n’avait pas dormi depuis des jours, était à bout de forces. Par chance, des gens de Saint-Fabien qui passaient en bas des caps les aperçurent et se portèrent à leur rencontre.

Plus morts que vifs, Fortier et son compagnon furent secourus et recueillis par les villageois qui, s’ils ne prêtèrent pas complètement foi à l’histoire du pauvre gardien, ne mirent pas en doute sa sincérité. En tout cas, jamais Fortier ne voulut retourner, fut-il accompagné, sur l’île Bicquette pas plus qu’il ne remit les pieds dans un phare de toute sa vie.

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