La fin de la ferme familiale ?
Le visage de l’agriculture laitière change au Bas-Saint-Laurent
Le visage de l’agriculture laitière change radicalement au Bas-Saint-Laurent. Entre modernisation, concentration et incertitude, l’avenir de la ferme à dimension humaine semble de plus en plus compromis.
Par Bruno St-Pierre- Le Soir.ca
Autrefois pilier de la vie rurale, la ferme laitière familiale vit aujourd’hui une métamorphose profonde. Si, à l’époque, les exploitations étaient modestes, souvent transmises de génération en génération, on assiste désormais à une concentration sans précédent.
Depuis le début des années 2000, le nombre de producteurs laitiers au Bas-Saint-Laurent a fondu de moitié : de 1 050 fermes en 2000, il n’en restait plus que 505 en 2024, selon le dernier rapport de l’Union des producteurs agricoles (UPA).
Un déclin qui s’accélère, mettant à mal un modèle agricole jadis emblématique.
Paradoxalement, la production laitière régionale n’a jamais été aussi élevée.
Grâce à des avancées majeures en génétique bovine, à une meilleure gestion des troupeaux et à des installations de plus en plus sophistiquées, les fermes restantes sont plus grandes et plus performantes.
La taille moyenne des troupeaux atteint aujourd’hui 90 vaches, soit le double d’il y a vingt ans. En conséquence, la production par ferme est passée de 220 à près de 600 hectolitres de lait par année.
En 2023, ce sont près de 400 millions de litres de lait qui ont été livrés par les producteurs du Bas-Saint-Laurent.
Cela représente des revenus annuels estimés à 400 millions de dollars pour l’économie régionale, ainsi que 4 700 emplois directs. Ces chiffres impressionnants cachent toutefois une réalité plus complexe : l’augmentation des coûts d’exploitation gruge ces gains.
Grossir ou disparaître
Pour rester compétitives, les fermes doivent investir massivement : acquisition de terres, machinerie de pointe, robotisation des étables, conformité aux nouvelles normes environnementales et de bien-être animal.
Ce virage technologique, bien qu’inévitable, n’est pas à la portée de toutes les bourses.
« C’est très difficile d’être rentable en agriculture », admet André St-Pierre, président du Syndicat des producteurs laitiers du Bas-Saint-Laurent. « Il faut des actifs importants, toujours à long terme. C’est un métier passionnant, mais exigeant, bien au-delà de la moyenne. »
Le modèle économique actuel entraîne les producteurs dans une spirale d’endettement. Davantage de vaches exigent de meilleures récoltes, donc plus de machinerie, ce qui requiert de nouveaux prêts.

Le Québec détient désormais le triste record des fermes les plus endettées au pays. Et ce, sans garantie de rentabilité durable.
« On sait que ce n’est pas possible de continuer ainsi indéfiniment », reconnaît André St-Pierre. « On essaie de mettre en place des politiques pour soutenir les petits producteurs, mais les réalités du marché sont impitoyables. »
Relève découragée
La principale victime collatérale de cette évolution ? La relève agricole. Le transfert d’une ferme, autrefois passage naturel entre générations, est devenu un obstacle quasi insurmontable. Jason Beaupré, de la ferme familiale à Saint-Valérien, témoigne : « Les fermes sont devenues tellement grosses que la bouchée à prendre est trop grosse pour les jeunes. »
La flambée du prix des terres agricoles, combinée à la valeur élevée des actifs, rend l’achat ou même la reprise d’une exploitation inaccessible, sauf dans le cadre d’une transmission familiale. « Même reprendre une petite ferme d’autrefois représente un défi presque impossible », ajoute-t-il.

Le vieillissement de la population agricole aggrave le phénomène. Aujourd’hui, 60 % des producteurs ont plus de 55 ans.
Nombre d’entre eux, sans successeur, se voient contraints de fermer boutique, épuisés. Le tissu agricole se délite, ferme après ferme.
« Je ne suis pas inquiet pour moi, j’ai de la chance », confie Jason Beaupré. « Mais pour les autres ? Oui, je suis inquiet. De plus en plus, il n’y a plus de relève. »
Le poids des choix fiscaux et structurels
Le président du Syndicat confirme que même les mécanismes de transmission sont à repenser.
« Les règles fiscales actuelles font qu’il est souvent plus avantageux de vendre ou de liquider que de transférer. Et ça ne touche pas que l’agriculture : reprendre une entreprise, c’est un immense défi dans tous les secteurs. »
Le paysage rural du Bas-Saint-Laurent évolue : les petites granges rouges laissent place à des complexes agricoles imposants, robotisés et ultra-performants.
Ce changement d’échelle modifie non seulement l’économie locale, mais aussi le lien social, l’environnement et l’identité même de la campagne.
Alors, la ferme familiale est-elle vouée à disparaître ? Pas nécessairement. Mais elle devra, pour survivre, redéfinir son modèle. Miser sur des pratiques plus durables, des créneaux spécialisés, des coopératives de production ou de nouveaux outils de financement pourrait être une partie de la solution. Une chose est certaine : la ferme laitière d’hier ne reviendra pas.
Reste à inventer celle de demain.