Adieu, madame Picard
L'opinion de Johanne Fournier
C’est avec émotion que j’ai accueilli la nouvelle du décès de Béatrice Picard, survenu le mardi 9 décembre. Mes pensées se sont immédiatement tournées vers ses proches. Mais, cette annonce m’a aussi transportée à l’été 1994, alors que j’occupais le poste d’attachée de presse du Théâtre de l’Hêtrière, en banlieue de Québec.
Cette saison-là, c’est Béatrice Picard qui était à la mise en scène de Tel père, tel fils, dans un texte de Jean Daigle, qui réunissait notamment sur scène le légendaire Jean Guilda.
Ce qui m’a le plus touchée chez elle, c’était sa générosité et son sens des priorités. Déjà dévouée aux soins de sa mère à Morin-Heights, où elle vivait dans Les Laurentides, elle jonglait entre ses responsabilités familiales et professionnelles avec une grâce remarquable.
Quand les médias insistaient pour l’interviewer alors qu’elle devait partir auprès de sa maman vieillissante, elle me glissait : « Offre-leur une entrevue avec Jean Guilda. » Cette humilité et cette attention aux autres la définissaient. Mais, il faut quand même avouer que la popularité de l’ancêtre des drag queens la servait bien !
Sept décennies de passion
Béatrice Picard s’est éteinte à 96 ans après avoir illuminé la scène culturelle québécoise pendant plus de 70 ans. Une carrière phénoménale qui a traversé toutes les époques, tant à la radio, à la télévision, au théâtre qu’au cinéma. Cette femme était infatigable.
Pas surprenant d’apprendre qu’elle rêvait de jouer jusqu’à 100 ans. Animée par ce feu sacré qui caractérise les véritables artistes, elle n’a jamais pris sa retraite.
Ce qui impressionne le plus, c’est sa capacité à avoir mené une vie riche sur tous les plans. Mère de quatre fils nés hors mariage à une époque où c’était tabou, elle a su conjuguer maternité, carrière et engagement social avec une force de caractère exceptionnelle.
Curieuse, motivée et ouverte d’esprit, elle incarnait cette liberté d’être qui inspire encore aujourd’hui.
La voix d’une génération
Pour plusieurs générations de Québécois, Béatrice Picard représente des souvenirs télévisuels indélébiles. Les plus vieux ne peuvent oublier Angelina Desmarais dans Le Survenant, Alice Lebrun dans Cré Basile ou encore Blanche Bellemare dans Symphorien.

Ces personnages ont marqué l’imaginaire collectif. Pour les plus jeunes, c’est la voix rocailleuse prêtée à Marge Simpson de 1989 à 2023.
En 2017, à 88 ans, elle a incarné Maude dans Harold et Maude chez Duceppe. Sa filmographie compte plus de 250 productions. En 2022, elle a tourné dans Suzanne et Chantal, un court métrage qui a remporté le Prix du public au Festival Regard à Saguenay.
Reconnaissance en demi-teinte
Malgré cette carrière impressionnante, Béatrice Picard portait une blessure secrète. Il est surprenant d’apprendre qu’elle ne se sentait pas pleinement reconnue par ses pairs comme une « grande actrice ».
Cantonnée aux comédies et aux rôles de femmes sévères, elle rêvait pourtant d’incarner les grandes héroïnes de la dramaturgie, celles que l’on confiait à Denise Pelletier ou à Monique Miller.
Il faudra attendre les années 1970 pour que son talent dramatique soit enfin célébré. Michel Tremblay et André Brassard lui offriront des rôles à sa mesure, dont l’inoubliable Albertine dans Il était une fois dans l’Est.
Au-delà de la scène, Béatrice Picard était engagée socialement. Porte-parole des Petits Frères, un organisme voué à briser l’isolement des personnes âgées, elle était souvent plus vieille que les gens qu’elle accompagnait. Elle partageait son temps, son sourire légendaire et sa joie de vivre avec les plus démunis.
Femme libre, rebelle et indépendante, Béatrice Picard aura traversé presque un siècle avec une dignité exemplaire. Elle nous laisse en héritage bien plus que des rôles mémorables : elle nous rappelle qu’on peut vivre pleinement et passionnément jusqu’à notre dernier souffle.

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