« La belle et le Diable »
(NDLR : Georgette Renaud et Daniel Projean de la Porte ouverte sur les mots présentent pour le mois de mars 2022, un autre conte de la région. Il s’agit de « La belle et le diable », de l’auteur Richard Levesque, extrait du livre « Légendes de la rivière du Loup », aux éditions Éditions Sylvain Dionne Communications, 2001)
Saviez-vous que le Diable est mort à Sainte-Hélène?
L’histoire mérite d’être contée. C’est une histoire qui se passe il y a bien, bien longtemps, bien avant les ordinateurs, la télévision, la radio, bien avant l’électricité, les avions et les autos. Elle se passe à une époque où les principaux chemins étaient encore le fleuve Saint-Laurent, la rivière du Loup et les autres cours d’eau.
En ces temps-là, donc, un soir de pleine lune, une fille de notre coin s’est promise au Diable. Qu’est-ce qu’elle voulait, on s’en doute, pas vrai? Elle voulait être la plus belle, la plus admirée, la plus désirée, la plus aimée. Elle voulait avoir les plus belles robes, les plus beaux bijoux, les plus beaux atours. Elle voulait briser tous les cœurs.
Eh! bien, le Diable lui a donné tout ça pendant treize années. À partir du jour de ses vingt ans jusqu’au jour de ses trente-trois ans, cette fille-là a eu tout ce qu’elle voulait. Tous les hommes étaient à ses pieds, pas juste dans Rivière-du-Loup : dans tout le Kamouraska, dans tout le Bas-Canada, même dans les Vieux Pays!
Mais l’avant-veille de ses trente-trois ans, sur le coup de minuit, le Diable a réveillé la Belle pour lui donner, comme on dit, son avis de quarante-huit heures.
La Belle n’était pas contente. Mettez-vous à sa place : se faire réveiller en plein rêve par le diable en personne, avec son odeur de soufre et son haleine d’enfer… Mais elle était femme de parole. Elle a dit au Diable :
—C’est bon, je vais te payer. Je serai à toi après-demain à minuit juste. Tu n’auras qu’à venir me chercher en face de l’église de Sainte-Hélène.
Le Diable a ergoté un peu : vous comprenez bien que lui, les églises, il aime autant ne pas trop s’en approcher. Mais la Belle a tenu son bout :
—Viens me chercher en face de l’église de Sainte-Hélène dans deux jours, à minuit sonnant. Et pour le reste de l’éternité tu seras mon unique amant; je te tiendrai si fort dans mes bras que tu ne pourras plus jamais me quitter…
—J’y compte bien! a répondu le Diable, lui-même émoustillé tant la Belle était belle, admirable, désirable, aimable.
Bref si le Diable avait eu un cœur, elle le lui aurait brisé comme aux autres!
Le surlendemain donc, au douzième coup de minuit, le jour du trente-troisième anniversaire de la Belle, notre Diable débarque : POUF! Juste devant le perron de l’église de Sainte Hélène. D’abord il ne voit rien; il pense que la Belle lui a posé un lapin. Mais en se retournant, qu’est-ce qu’il aperçoit?
Éh ! Oui, il aperçoit le cimetière, parce qu’à Sainte-Hélène, en face de l’église, il y a le cimetière!
Et la Belle est là, au milieu des morts, flambant nue, belle de toute la beauté que les sortilèges de l’enfer ont pu lui accorder. Elle est là, elle l’appelle, elle l’attire, et le Diable ne peut lui résister. Il s’approche, il entre dans le cimetière (mais là c’est une terre bénite, ainsi le Diable perd tous ses pouvoirs diaboliques, comme vous le savez)… Alors la Belle le prend dans ses beaux bras, l’enlace avec ses belles jambes, lui mord la gueule de ses belles dents et là elle serre, elle serre, elle serre tant et tellement que le cœur lui éclate et qu’elle en meurt.
Et voilà le Diable pris dans un carcan de bras, de jambes et de dents dont il ne peut se défaire, puisqu’il a perdu ses pouvoirs diaboliques. Il a beau se tortiller, il a les jambes paralysées, les bras garrottés, la gueule soudée. Il n’y a que ses yeux qui bougent, des yeux comme de la braise. Mais il est pris, il ne peut bouger ni demander de l’aide à ses démons
À l’aube du lendemain le bedeau Pelletier les a trouvés comme ça, la Belle et le Diable, enlacés pour l’éternité. Le Diable fumait de rage, vous comprenez bien, la boucane lui sortait par ses oreilles pointues. Le bedeau a eu la peur de sa vie! Il a couru chercher le curé, c’était le curé Doucet si je me rappelle bien. Le curé à son tour a envoyé chercher les constables, Thodore Charest et Germain Morin. Curé, bedeau, constables, personne ne savait quoi faire avec ça. Mais il fallait faire quelque chose : pas question de laisser les enfants d’école ou même les autres paroissiens voir ça, cette belle fille toute nue et le Diable avec ses yeux de braise qui lui roulaient dans les orbites… Pas question de laisser voir cet accouplement terrible du Mal avec la Beauté.
D’autant plus que le Diable puait comme deux chars de fumier. Il empestait, tant la colère de l’impuissance lui sortait de partout.
Alors le curé, le bedeau et les constables ont décidé d’enterrer le couple au plus vite, avant que les premières dévotes arrivent pour la basse messe. Mais ça posait un problème : la Belle, on voulait l’enterrer en terre bénite, puisque visiblement elle avait sauvé son âme et bien d’autres âmes en garrottant le Diable. Seulement pas question d’enterrer le diable avec les bons chrétiens morts depuis la fondation de la paroisse…
Ça fait qu’ils ont décidé de creuser juste sous la clôture et un peu en dedans, un trou bien creux. Au fond, ils ont déposé le couple avec bien des précautions, la Belle se trouvant dans le cimetière et le Diable juste en-dehors. Puis ils ont mis de la terre, des roches, encore de la terre, ils ont bien nivelé et ils ont couru à l’église. C’était le temps : il arrivait déjà deux ou trois aïeules; mais comme elles avaient la vue basse, elles n’ont rien remarqué. Sauf que le curé paraissait bien essoufflé et que le bedeau s’est trompé deux fois en servant la messe.
Je vous disais tantôt que le Diable est mort à Sainte-Hélène. C’était façon de parler bien sûr, car tout le monde sait que le Diable est immortel… Mais depuis ce temps-là le Diable se morfond six pieds sous terre, juste hors le mur du cimetière de Sainte-Hélène.
Alors je vous donne deux conseils : premièrement, si quelqu’un vous donne rendez-vous à Sainte-Hélène juste en face de l’église, soyez prudents. On ne sait jamais. Et mon deuxième conseil : ne cherchez pas trop à trouver la Belle; vous pourriez trouver le Diable en même temps…