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L’intelligence artificielle à la rescousse des baleines noires

La baleine noire de l’Atlantique Nord est parmi les espèces de cétacés les plus menacées au Canada. Selon la Loi des espèces en péril, cette baleine, avec une population d’environ 400 individus, a le statut d’espèce en voie de disparition. L’utilisation de l'acoustique sous-marine passive combinée au développement d’algorithmes de reconnaissance et de classification des sons enregistrés sous l'eau pourraient aider à détecter sa présence dans les eaux du golfe du Saint-Laurent en été et ainsi, favoriser son rétablissement.
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Longtemps chassée pour son huile, la baleine noire de l’Atlantique Nord est maintenant très vulnérable aux engins de pêche et aux collisions avec les navires dans le golfe du Saint-Laurent (Crédit photo : Fédération canadienne de la Faune, www.hww.ca/fr/).

Yvan Simard, de Pêches et Océans Canada et de la Chaire de Pêches et Océans Canada en acoustique sous-marine appliquée aux mammifères marins et leur écosystème de l’UQAR-ISMER, et Nathalie Roy, de Pêches et Océans Canada, ont participé à une recherche qui a été soumise dans un numéro spécial du Journal of the Acoustical Society of America portant sur les effets du bruits sur la vie aquatique. L’article est déjà disponible gratuitement en prépublication (preprints en anglais) électronique sur l’archive ouverte d’articles scientifiques arXiv.org. Après sa publication, l’article sera disponible à http://asa.scitation.org/journal/jas.

La baleine noire de l’Atlantique Nord

La baleine noire de l’Atlantique Nord (aussi appelée baleine franche de l’Atlantique Nord, Eubalaena glacialis) a longtemps été chassée pour son huile abondante. Son caractère docile, sa vitesse lente et le fait qu’elle flotte lorsqu’elle meurt font de cette espèce une proie facile pour la chasse. Les baleiniers l’appelaient autrefois la “bonne baleine”, d’où le nom anglais de Right whale. La chasse l’a pratiquement menée à l’extinction, juste avant qu’on l’interdise en 19351

Pour reconnaître la baleine noire :

  • Baleine trapue de couleur noire ;
  • Au contraire des autres baleines de grande taille, elle ne possède pas de nageoire dorsale ; 
  • Souffle en forme de V (deux jets distincts) de 5 m de haut ;
  • Elle possède une queue noire et lisse aussi large que celle du rorqual bleu (malgré que la baleine noire soit deux fois plus petite) ;
  • Elle présente des callosités (taches blanches) sur le dessus de la tête. 
La baleine noire pèse plus de 60 tonnes (soit l’équivalent d’environ 10 éléphants d’Afrique) et mesure 16 m (soit environ 4 m de plus qu’un autobus scolaire) (Crédit images: Scott Landry, Provincetown Center for Coastal Studies, et Adobe Stock)

La baleine noire fréquente les eaux côtières peu profondes. On la retrouvait anciennement le long des côtes européennes et africaines, mais on peut maintenant seulement l’observer du nord de la Floride jusqu’au golfe du Saint-Laurent. Les femelles se reproduisent dans le sud-est des États-Unis durant l’hiver et remontent en été vers le nord. De juin à juillet, on l’observe surtout dans la baie de Fundy, mais on l’observe de plus en plus depuis 2015 en Gaspésie2

Répartition géographique historique de la baleine noire de l’Atlantique Nord. On la retrouve maintenant seulement le long de la côte nord-américaine (Source : http://www.hww.ca/assets/images/mammals/right-whale/distribution-map-of-the-north.png)

Cette baleine à fanons (i.e. de longues lamelles filamenteuses dures comme des ongles et ressemblant à des peignes) se nourrit de zooplancton et de petits crustacés de la grosseur de grains de riz, mais elle en consomme pas moins de 1100 kg par jour! Son repas préféré : Calanus finmarchicus, un petit crustacé copépode d’à peine 1 cm de long riche en protéines et en acides gras oméga-3. 

Cette espèce n’est plus chassée depuis 55 ans, mais elle ne réussit toutefois pas à se rétablir. Parmi les hypothèses expliquant cette difficulté, on note une maturité tardive (10 ans), un faible taux de reproduction (seulement un jeune aux deux à six ans pendant environ 28 ans) et une faible diversité génétique en raison de la petite taille de la population. Pour ces raisons, la baleine noire est très vulnérable aux menaces d’origine humaine: collisions avec les navires, enchevêtrement dans les engins de pêche (comme ceux de la pêche au crabe des neiges), dérangement sonore causé par les navires et dégradation des habitats. Depuis 2017, 20 carcasses ont été retrouvées dans le golfe du Saint-Laurent. 

Le gouvernement canadien a dévoilé les mesures de protection de la baleine noire de l’Atlantique Nord le 27 février 20203. Parmi celles-ci, on note la fermeture de certaines zones de pêche pendant les périodes de rassemblement des baleines et le ralentissement des navires de plus de 13 m de longueur dans plusieurs portions du golfe fréquentées par les baleines noires.

a) Bouée de type Viking et b) hydrophone Aural M2 pour enregistrer en continu les bruits sous-marins (crédit images: www.multi-electronique.com/)

L’acoustique sous-marine passive

Afin d’évaluer la présence des baleines noires dans les zones à risque 24 h sur 24 pendant toute la saison, une surveillance acoustique passive est nécessaire2. Ce type de surveillance consiste à déployer des hydrophones (des micros sous-marins) qui peuvent être attachés à des bouées de type Viking ou déposés au fond de la mer. Ces hydrophones peuvent enregistrer pendant plusieurs mois les mammifères marins, mais également les bateaux, le craquement des glaces, la pollution sonore sous-marine, etc. D’ailleurs, plusieurs de ces appareils sont développés ici à Rimouski par l’entreprise Multi-électronique.

L’appel de contact qui est le plus souvent entendu lorsque les baleines sont seules ou lorsqu’elles se joignent à une autre baleine (enregistré par Susan Parks (Syracuse University) et la Woods Hole Oceanographic Institution, www.dosits.org).

L’intelligence artificielle

Pour donner du sens à la “cacophonie” sous-marine ambiante et afin de déterminer la source des sons, des algorithmes de reconnaissance et de classification ont été développés depuis le début des années 2000. Jusqu’à présent, la probabilité de détection selon les méthodes classiques se situait à environ 50%. Les auteurs de l’article qui a été soumis dans le Journal of the Acoustical Society of America avaient comme objectif d’augmenter la performance de ces algorithmes en utilisant des approches modernes d’apprentissage automatique (machine-learning). 

Ils ont donc proposé d’utiliser une méthode reposant sur les réseaux de neurones artificiels. Inspiré du fonctionnement du cerveau humain, cette méthode permet de résoudre un large éventail de tâches. On la retrouve d’ailleurs dans les téléphones cellulaires pour la reconnaissance faciale et le traitement de la parole. Ces réseaux de neurones présentent une architecture multicouches qui leur permet de construire des concepts complexes à partir de concepts plus simples, mais tous imbriqués les uns dans les autres. Cette méthode d’apprentissage profond (deep learning) permet d’analyser des lots importants de données à une très grande vitesse. 

Selon ce mode d’analyse, les chercheurs doivent tout d’abord « étiqueter » des sons et les associer à des sources potentielles (ex.: espèces de baleines, bateaux, etc.). Cette étape d’étiquetage est essentielle et doit être réalisée par des experts qui reconnaissent les vocalises des baleines noires. Ensuite, les réseaux de neurones sont entraînés de façon répétée à reconnaître qu’un son produit est celui d’une baleine noire. À titre de comparaison, avec la reconnaissance faciale, les algorithmes apprennent tout d’abord à reconnaître et distinguer que c’est un visage sur une photo avant de découvrir de quelle personne il s’agit. À chacune des répétitions, les mauvaises réponses sont éliminées et le modèle mathématique est ajusté. Le programme informatique réorganise ensuite les informations et recommence. Enfin, lorsque le modèle mathématique a été élaboré par le programme, il est par la suite appliqué à d’autres cas, dans ce cas-ci, d’autres enregistrements de sons sous-marins. Il est normalement capable de reconnaître si ces enregistrements contiennent un son de contact de baleine noire. 

Dans l’étude à laquelle Yvan Simard et Nathalie Roy ont participé, les chercheurs ont démontré que la méthode d’apprentissage profond basée sur les réseaux de neurones était très performante pour détecter les vocalises de baleines noires dans des enregistrements sous-marins réalisés en continu dans le golfe du Saint-Laurent en temps réel. Ces systèmes remplaceront ceux utilisés en 2019 pour réaliser ce travail et afficher les détections sur le portail de l’Observatoire global du Saint-Laurent (https://ogsl.ca/viking/). Le seuil de détection des vocalises de baleines noires est de 80% avec une certitude de 90%.

Ainsi, l’acoustique sous-marine passive combinée à l’intelligence artificielle servira de signal d’alarme automatique pour indiquer la présence de baleines noires dans le golfe du Saint-Laurent. Ce signal permettra de faciliter l’application des mesures de protection annoncées récemment par le gouvernement canadien afin d’assurer la conservation de l’espèce.

Pour en savoir plus

  • Environnement et Changement climatique Canada & Fédération canadienne de la faune. 2017. La baleine noire de l’Atlantique Nord. En ligne. https://www.hww.ca/fr/faune/mammiferes/la-baleine-noire-de.html Consulté le 27 février 2020.
  • Pour ceux et celles intéressés par la “mécanique” des systèmes acoustiques sous-marins : Chaîne YouTube de ge0physicsrocks. 2011. Passive Acoustic Systems. En ligne. https://www.youtube.com/watch?v=vI9lMBcumIQ Consulté le 27 février 2020.
  • Résumé de la détection des sources en acoustique sous-marine passive réalisé par Léa Bouffaut, doctorante AER à l’Institut de Recherche de l’École navale (IRENav) à Brest en France : https://youtu.be/g9LQCNwy3Rk 
  • Simard, Yvan et Nathalie Roy. 2018. Une décennie de suivis acoustiques continus des rorquals bleus, des rorquals communs et du krill dans le parc marin du Saguenay– Saint-Laurent de 2007 à 2017. Le Naturaliste canadien, volume 142, no 2, p. 106-114  https://doi.org/10.7202/1047152ar

Références

  1. COSEPAC. 2013. Évaluation et Rapport de situation du COSEPAC sur la baleine noire de l’Atlantique Nord (Eubalaena glacialis) au Canada. Comité sur la situation des espèces en péril au Canada. Ottawa. xi + 63 pp. En ligne. https://www.canada.ca/fr/environnement-changement-climatique/services/registre-public-especes-peril/evaluations-rapports-situations-cosepac/baleine-noire-atlantique-nord-2013.html Consulté le 28 février 2020.
  2. Simard, Y., Roy, N., Giard, S., et Aulanier, F. 2019. “North Atlantic right whale shift to the Gulf of St. Lawrence in 2015 as monitored by long-term passive acoustics.” Endang. Sp. Res. 40, 271–284, doi: https://doi.org/10.3354/esr01005.
  3. Transport Canada. 2020. Le gouvernement du Canada dévoile les mesures de protection de la baleine noire de l’Atlantique Nord de 2020. En ligne. https://www.canada.ca/fr/transports-canada/nouvelles/2020/02/le-gouvernement-du-canada-presente-ses-mesures-de-protection-de-la-baleine-noire-de-latlantique-nord-pour-lannee-2020.html Consulté le 28 février 2020.

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