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Contes, légendes et palabres

« L’Esprit de la chute »

Daniel Projean et Georgette Renaud (Photo: courtoisie)

Georgette Renaud et Daniel Projean de la Porte ouverte sur les mots vous présentent pour le mois de janvier 2022, un conte de la région du Bas St-Laurent «L’esprit de la chute» un extrait du livre : « Légendes de la rivière du loup », auteur Richard Levesque, Édition: Sylvain Dionne Communications , 2001.

Si vous ne dormez pas, écoutez mon histoire.  C’est l’histoire d’une jeune fille appelée Muguette, qui vivait à la Rivière-du-Loup il y a bien, bien longtemps.  C’était dans les dernières années 1700, alors que les Anglais venaient juste de conquérir le Canada.  Le général Wolfe et le général Montcalm étaient morts tous les deux là-bas, sur la plaine du vieil Abraham Martin.  Mais les soldats du général Wolfe avaient eu le dessus et maintenant le Canada n’était plus la Nouvelle-France.  D’ailleurs la plupart des Français étaient repartis au vieux pays.  Ceux qui restaient étaient nés ici.  Pendant deux siècles ils allaient s’appeler les Canadiens pour se distinguer des Anglais, avant qu’il y ait tellement d’Anglais au Canada que pour continuer à se distinguer ils en viennent à s’appeler Québécois.

Ceux qui restaient étaient pauvres et peu instruits.  Ils étaient attachés à leurs terres, à leur langue et à leurs prêtres.  La terre leur permettait de survivre, la langue leur permettait de se souvenir, les prêtres leur permettaient d’espérer.  Certains disent qu’à force d’espérer on oublie de vivre, mais c’est là parole de philosophe.  Moi je ne suis qu’un humble conteur, un peu sorcier si l’on veut; mais juste assez pour savoir que les grandes vérités engendrent parfois de grands mensonges.

Ceux qui restaient devaient subir la loi de l’Anglais.

Or donc dans ces temps-là, sur la falaise où plus tard devait s’élever la croix lumineuse de St-Ludger, il y avait une cabane en bois rond.  Dans la cabane habitaient un veuf, Aimé Lescope, et sa fille Muguette. Le père était aussi vaillant que triste, la fille était aussi jolie que bonne ;  il y avait du gibier dans les bois d’alentours et du poisson dans les eaux de la rivière.  Aussi ces deux-là n’avaient pas eu grande connaissance de la guerre, de la conquête, de l’occupation.  Loin de Québec, des Trois-Rivières et de Montréal, on n’avait pas encore vu beaucoup d’Anglais —pas plus qu’on ne voyait beaucoup de Français quelques années auparavant.

Sur les bords de la rivière du Loup, on rencontrait plutôt des Indiens, quelques coureurs des bois, quelques voyageurs engagés dans le grand portage;  parfois un missionnaire.

La vie d’Aimé Lescope et de sa fille Muguette aurait pu continuer à couler, calme et paisible comme un ruisseau…  Mais il arriva qu’un certain Fraser devint seigneur de la rivière du Loup ; avec lui quelques Anglais vinrent s’établir non loin de la Pointe.

Il arriva encore que l’un de ces Anglais vit passer Muguette un jour qu’elle allait échanger quatre perdrix contre un petit sac de sel.  Il ne lui fallut qu’un coup d’œil pour se convaincre qu’il n’avait jamais vu une aussi belle fille.

Il était fiancé, cet Anglais; il allait se marier devant le pasteur de son église anglicane.  Il n’aurait pas dû ressentir de passion pour une autre que sa promise —même si sa promise était une grande perche à cheveux rouges avec des dents d’un pouce de long.  Mais c’était une bonne fille, travaillante et d’humeur égale, et lui n’était guère beau non plus, goddam!…  Seulement la passion lui brûla le corps dès qu’il eut vu Muguette.

Il en oublia sa promise, son mariage, sa religion et sa raison.  Il suivit Muguette de loin quand elle repassa pour s’en retourner à la cabane de son père.  Il la suivit comme un renard suit une perdrix, comme un putois suit une souris, en se cachant dans les broussailles, en étouffant le bruit de ses pas et en retenant son souffle.

Muguette remontait le sentier longeant la rivière.  Au pied de la Chute elle posa son sac de sel et s’étira comme une chatte au soleil.  Dissimulé dans un taillis, l’Anglais la mangeait des yeux.

Puis elle reprit le sac, le balança sur son épaule et entreprit d’escalader la pente; l’Anglais suivait toujours.  La jeune fille avait l’agilité et la grâce d’une chèvre des montagnes; l’homme, plus balourd, brisait parfois une branche et soufflait fort.  Mais le bruit de la Chute couvrait tous les autres bruits, et Muguette ne l’entendait pas.

Au sommet Muguette s’arrêta un moment pour regarder le merveilleux panorama de la rivière en contrebas, de la ville naissante, du fleuve au loin, énorme et gris…

C’est à cet instant que l’Anglais surgit.  Il se jeta sur elle et essaya de l’embrasser.  Elle se débattit, cria.  Affolé, il lui ferma la bouche d’un coup de poing.  Elle tomba.

Alors l’Anglais lui mit un pied sur la gorge et d’une main lui fit signe de se taire tandis que de l’autre il défaisait son haut-de-chausse.  Muguette, les yeux agrandis par l’horreur autant que par la douleur, se calma et fit mine de se soumettre.

Mais sitôt que l’Anglais leva son pied de sur son cou, elle roula de côté avec la vivacité d’un lièvre, bondit sur ses jambes et prit sa course vers la Chute proche.  L’Anglais la suivit en jurant, après s’être rajusté tant bien que mal.

Pourquoi Muguette courut-elle vers la Chute?  Pourquoi ne courut-elle pas plutôt vers la maison de son père?  Personne ne le saura jamais.  Peut-être eut-elle ce réflexe pour protéger son père, comme ces animaux traqués qui cherchent à entraîner le chasseur loin du gîte, de la tanière, du nid…  Peut-être, dans son affolement, courut-elle simplement droit devant elle sans se demander où elle allait.

Toujours est-il que bientôt elle se trouva piégée, acculée au précipice.  Elle s’arrêta, haletante, hagarde, dans la buée lumineuse qui montait du gouffre.  Et tout autour de sa tête il y avait un arc-en-ciel, car le soleil jouait dans les gouttelettes et l’explosion de ses couleurs faisait chatoyer les cheveux de la jeune fille.

L’Anglais riait maintenant; il prenait son temps.  Il marchait tranquillement vers sa proie, en disant des choses qu’elle ne comprenait pas car il les disait en anglais:

—Goddam cheeky, you’ll know the Victor’s law!

Mais elle comprenait bien la signification de ses gestes obscènes, et la lueur dans ses petits yeux plissés.

Elle le laissa s’approcher sans crier, sans bouger.  Et quand il fut à portée, elle tendit les bras avec la soudaineté d’un serpent qui frappe, plongea ses deux mains dans l’abondante chevelure du misérable et sauta dans le vide.

Surpris, incapable de contrôler le poids qui le pliait en avant, l’Anglais fut entraîné.  Ils tombèrent ensemble, la jeune fille sans un cri, l’Anglais en hurlant comme un porc qu’on égorge.  Ils tombèrent de plus de cent pieds de haut.  Muguette relâcha sa prise en touchant l’eau et les tourbillons impitoyables de la Chute les éloignèrent aussitôt l’un de l’autre.

L’Anglais alla se fracasser sur un bloc de rocher, fut repris par le courant, ballotté d’une rive à l’autre et entraîné jusqu’au fleuve.  On ne retrouva jamais son corps.

Muguette, elle, fut noyée dans les remous de la Chute puis déposée comme avec douceur sur les galets de la rive.  On la trouva le même jour et on la ramena à son père désespéré.

Personne n’a jamais su ce qui s’était vraiment passé, ce jour-là, il y a très, très longtemps.  Les Anglais ont cherché en vain leur compatriote pendant quelques jours, puis on conclut qu’il s’était enfui avec une Indienne ou qu’il était monté à bord d’un navire en partance pour l’Europe.  Sa grande perche de fiancée trouva vite un nouveau mari malgré ses cheveux rouges et ses dents d’un pouce de long, car tout de même c’était une bonne fille, travaillante et d’humeur égale.

Quant au père de Muguette, le pauvre Aimé Lescope, il pensa que sa fille avait fait un faux pas en escaladant le sentier, ou qu’elle avait eu un vertige alors qu’elle se trouvait au bord du précipice.  Lui qui n’était pas encore consolé d’avoir perdu sa femme, il ne résista pas à ce nouveau coup du sort.  Peu de jours après l’enterrement de Muguette, il fut pris des fièvres; et malgré les soins attentifs d’un homme-médecine que ses amis indiens avaient dépêché à son chevet, il mourut dans l’automne.  Peu à peu sa cabane tomba en ruines, puis fut recouverte par l’herbe et les jeunes pousses.  Longtemps, longtemps après, des gens pieux allaient, sans le savoir, élever à l’emplacement de cette cabane cette grande croix qui illumine maintenant chaque nuit les hauteurs de St-Ludger.

Seulement depuis le jour tragique que je vous ai conté, il arrive parfois qu’on voit une forme dans la buée qui s’élève au pied de la grande cascade, aussi bien dans les chaleurs de l’été que dans les gels de février.  Si vous regardez bien, la prochaine fois que vous vous promènerez au Parc de la Chute, vous la verrez peut-être.

C’est la forme élancée d’une grande jeune fille.  On ne distingue pas son visage, mais on voit bien chatoyer le soleil autour de sa chevelure.

Personne n’a jamais su ce qui s’était passé dans les dernières années 1700, aussi personne ne sait au juste quelle est la forme que dessine la vapeur de la Chute de la rivière du Loup.  Des gens, un jour, l’ont appelée simplement “L’Esprit de la Chute”.

Moi seul, je sais qui est cet esprit; mais moi je suis un peu sorcier.

Alors vous pouvez croire à mon histoire!

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