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Pour en finir avec la « tour d’ivoire »

Le sujet de cette chronique fait suite à l’attaque du ministre des Forêts, de la Faune et des Parcs, Pierre Dufour, envers le spécialiste québécois du caribou forestier, Martin-Hugues Saint-Laurent, professeur à l’Université du Québec à Rimouski. Voici ce que le Ministre a affirmé : « C’est facile d’être assis dans sa TOUR D'IVOIRE à l’Université de Rimouski et de dire : “Voici comment ça fonctionne” »1. Méconnaissance ou médisance, le commentaire du Ministre a fait réagir une grande partie de la communauté scientifique en raison du discrédit qu'il a tenté de jeter sur la recherche scientifique québécoise. Sachant que les préjugés et les stéréotypes naissent souvent de l'absence de connaissances, voici donc une introduction (très) partielle au monde de la recherche, la recherche collégiale présente au Cégep de Rimouski.
L’Institut maritime et le Cégep de Rimouski.(Photo: archives)

Monsieur le Ministre, la semaine dernière, vous avez fait preuve de catégorisation mensongère et abusive pour justifier la prise de décision de votre ministère concernant l’habitat du caribou forestier. En vous attaquant à un professeur chercheur de l’UQAR, vous avez utilisé le stéréotype de la tour d’ivoire pour discréditer l’avis scientifique d’un expert de l’écologie des grands mammifères. Vous vous êtes ensuite excusé2 et c’est bien honorable de votre part, mais comme le dit l’adage « faute avouée à moitié pardonnée ». Permettez-moi de douter de votre sincérité et surtout de l’initiative personnelle de ces excuses publiques, mais soyons purs et innocents et supposons que vous ayez émis vos commentaires réellement sur le coup de l’émotion. Mieux encore, supposons que vous ayez énoncé le stéréotype de la tour d’ivoire de manière vraiment involontaire, par simple ignorance, par  manque de connaissances sur ce qu’est réellement le monde de la recherche scientifique québécoise au XXIe siècle. 

Alors, voici ce que je vous propose monsieur le Ministre. Je vous invite à faire une brève incursion dans un des secteurs florissants, dynamiques et productifs du monde de la recherche, et qui plus est unique au Québec, c’est-à-dire la recherche collégiale

Dans le réseau collégial, il existe trois types de recherches : la recherche pédagogique, la recherche appliquée ainsi que la recherche disciplinaire. Depuis 1988, l’Association pour la recherche au collégial (ARC) aide au développement de la recherche dans les cégeps et en fait la promotion dans les différentes instances ainsi que dans les médias.

Une recherche pédagogique ancrée sur la formation

Savez-vous monsieur le Ministre que la recherche pédagogique est particulièrement développée dans les cégeps?  Peu de niveaux dans le système scolaire québécois peuvent se targuer de favoriser autant l’innovation en matière d’enseignement. Le Programme d’aide à la recherche sur l’enseignement et l’apprentissage (PAREA) permet de soutenir financièrement des recherches pour approfondir la réflexion et contribuer à l’avancement des connaissances dans les trois champs d’application de recherche suivants : recherches sur l’enseignement, sur l’apprentissage et sur l’environnement éducatif. Les résultats des recherches, la plupart du temps réalisées directement par des professeur.e.s, sont réinvestis directement dans les pratiques afin d’améliorer la qualité de l’enseignement collégial et la formation des études pré-universitaires et techniques des jeunes d’ici. Les chercheuses et chercheurs en pédagogie collégiale ont aussi la possibilité de partager le fruit de leur recherche dans la Revue de pédagogie collégiale ainsi que lors du colloque annuel de l’Association québécoise de pédagogie collégiale. Le colloque annuel est entre autres un lieu stimulant favorisant le partage des connaissances et l’émergence d’innovations en matière d’enseignement. 

Une recherche appliquée ancrée sur les besoins du milieu

Monsieur le Ministre, savez-vous également que les cégeps sont des institutions où une recherche appliquée dynamique est pratiquée ? Plus de 1400 professionnels de la recherche sont répartis dans 59 centres collégiaux de transfert de technologie (CCTT) regroupés dans le réseau Synchronex. Les CCTT contribuent à développer la culture de l’innovation, un maillon maintenant essentiel au développement des organisations et à l’économie de nos régions. Les missions des CCTT sont ancrées sur les réalités des milieux dans lesquels ils se développent. Elles visent le soutien technique, le développement technologique ainsi que l’information et la formation dans une multitude de domaines : dans les domaines de l’agrobioalimentaire, des technologies propres, de la santé et des biotechnologies, de l’innovation sociale, etc. 

Deux CCTT sont affiliés au Cégep de Rimouski : le SEREX situé à Amqui ainsi que Innovation Maritime, situé à l’Institut maritime du Québec.

Le SEREX, fondé en 1998 et reconnu comme CCTT en 2007, oeuvre dans la transformation des produits forestiers à valeur ajoutée en offrant des services de recherche appliquée, d’aide technique et de formation. Ses créneaux d’intervention sont principalement dans les domaines de la chimie durable, de l’écoconstruction, des énergies renouvelables et de la transformation du bois. À titre d’exemple, le SEREX a développé avec l’entreprise Espace-Bois du Kamouraska, un matériau de revêtement extérieur performant, écologique et esthétique reposant sur une technique ancestrale nippone : le matériau bois brûlé. Des recettes de brossage, de ponçage et de types de finitions à partir d’huiles écologiques ont été testées sur trois essences : le mélèze laricin, le cèdre blanc de l’Est et le chêne rouge. Les échantillons de bois obtenus ont été soumis au vieillissement accéléré dans une chambre de vieillissement permettant une exposition intensive à des rayons UV et à des conditions climatiques extrêmes. Ce travail de recherche appliquée a permis à la compagnie du Kamouraska la mise en marché d’un produit novateur de bois brûlé écologique en cèdre blanc de l’Est.

Le matériau bois brûlé est un produit écologique et novateur pour le revêtement extérieur qui a été développé et testé par le SEREX, le centre collégial de transfert de technologie orienté vers la transformation des produits forestiers, en collaboration avec l'entreprise Espace-Bois (crédit photo : SEREX-Synchronex et Espace-Bois.ca).
Le matériau bois brûlé est un produit écologique et novateur pour le revêtement extérieur qui a été développé et testé par le SEREX, le centre collégial de transfert de technologie orienté vers la transformation des produits forestiers, en collaboration avec l’entreprise Espace-Bois (crédit photo : SEREX-Synchronex et Espace-Bois.ca).
En partenariat avec le SEREX, Innovation maritime, le centre collégial de transfert de technologie orienté vers le secteur maritime, a travaillé au développement d'un biocarburant à partir de la biomasse forestière pour le transport maritime (Crédit photo : Innovation maritime).
En partenariat avec le SEREX, Innovation maritime, le centre collégial de transfert de technologie orienté vers le secteur maritime, a travaillé au développement d’un biocarburant à partir de la biomasse forestière pour le transport maritime (Crédit photo : Innovation maritime).

Chez Innovation Maritime, la mission de ce CCTT actif créé en 2002 est de contribuer au développement et à l’innovation dans le secteur maritime dans les domaines du génie maritime, de la navigation, des technologies environnementales, etc. Plus de 350 projets y ont été réalisés pour répondre à des demandes du milieu maritime. Par exemple, afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre résultant du transport maritime et pour répondre à la réglementation de l’Organisation maritime internationale (OMI), Innovation maritime a réalisé un projet de recherche en 2015-2016 en partenariat avec le SEREX afin de valider la possibilité de développer un carburant mixte à base de diesel et de biocarburants dérivés de la biomasse forestière. Différentes huiles et émulsions, toutes produites à partir d’un procédé de pyrolyse, ont fait l’objet des analyses.  

Une recherche disciplinaire ancrée sur une meilleure connaissance du milieu

Monsieur le Ministre, savez-vous qu’il existe également de la recherche disciplinaire, fondamentale ou appliquée, qui est réalisée par des professeurs chercheurs de cégep? Le Fonds de recherche du Québec – Nature et Technologie (FRQNT), par l’entremise de son programme de recherche pour les chercheurs de collège, ainsi que le Programme d’aide à la recherche et au transfert (PART) du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur soutiennent de nombreux projets de recherche disciplinaire depuis, respectivement, 10 ans et 32 ans au Québec. Au Cégep de Rimouski, plusieurs professeurs se sont impliqués dans des projets de recherche disciplinaires en collaboration ou non avec des chercheurs universitaires. À titre d’exemple, Mario Gagnon,  professeur de physique, a développé des modèles tridimensionnels sur l’érosion côtière. Michel Ouellet, professeur de chimie, a travaillé sur l’extraction des tanins de l’écorce des arbres et au développement de mousses polymères. David Coulombe, professeur de biologie, oeuvre à caractériser la riche diversité d’un milieu humide encore méconnu des écosystèmes forestiers, les étangs vernaux.     

L’initiation à la recherche : la pratique de la démarche scientifique en contexte réel

De nombreux projets d'initiation à la recherche pour des étudiant.e.s ont été rendus possibles au Cégep de Rimouski grâce à des collaborations avec des chercheuses et des chercheurs de différents centres de recherche, dont l'UQAR. On voit ici Zoé Fournier, Laura Lévesque-Arsenault et Juliette Deschenaux, étudiantes en sciences de la nature à l'hiver 2019, participant au développement d'un protocole de mesure des télomères (le bout des molécules d'ADN) à partir de sang de fou de Bassan dans le laboratoire de France Dufresne, professeur de génétique à l'UQAR. Cette mesure novatrice sera utilisée comme marqueur de stress cumulé chez cette espèce d'oiseau marin.
De nombreux projets d’initiation à la recherche pour des étudiant.e.s ont été rendus possibles au Cégep de Rimouski grâce à des collaborations avec des chercheuses et des chercheurs de différents centres de recherche, dont l’UQAR. On voit ici Zoé Fournier, Laura Lévesque-Arsenault et Juliette Deschenaux, étudiantes en sciences de la nature à l’hiver 2019, participant au développement d’un protocole de mesure des télomères (le bout des molécules d’ADN) à partir de sang de fou de Bassan dans le laboratoire de France Dufresne, professeur de génétique à l’UQAR. Cette mesure novatrice sera utilisée comme marqueur de stress cumulé chez cette espèce d’oiseau marin (Crédit photo : David Pelletier).

Enfin, monsieur le Ministre, savez-vous que de l’initiation à la recherche est offerte aux finissant.e.s de sciences de la nature au Cégep de Rimouski comme projets d’épreuve synthèse de programme depuis 2011? Jusqu’à présent, l’initiation à la recherche était pratiquée ponctuellement par certains étudiant.e.s grâce à la bonne volonté de certains professeurs du cégep qui mettaient en contact les étudiant.e.s avec des chercheuses et chercheurs de l’université et d’autres centres de recherche. Dès l’hiver 2020, ces collaborations entre le cégep, les centres de recherche et le milieu se formaliseront et pourront commencer à prendre de l’ampleur grâce à la création du Regroupement interordre en initiation à la recherche (RIIR). Le RIIR, financé grâce à un fonds du Pôle régional de l’Est-du-Québec pour la promotion des études supérieures, permettra d’établir des collaborations viables, durables et constructives entre des professeur.e.s et des étudiant.e.s des Cégeps de Rimouski et de Rivière-du-Loup et des professeur.e.s et des étudiant.e.s gradués de l’UQAR. Les projets développés permettront à des jeunes du collégial de découvrir la recherche scientifique pratiquée dans la région en y contribuant en partie. Les cégépien.ne.s pourront s’intégrer dans une communauté de pratique scientifique pour participer à toutes les étapes d’un projet de recherche : de la revue de littérature à la communication écrite et orale des résultats en passant par la collecte et l’analyse de données. Que les jeunes poursuivent ensuite leurs études en recherche ou non, ils auront au moins la chance de vivre la démarche scientifique dans un contexte réel et pourront ainsi avoir une perception plus juste de la recherche.

Monsieur le Ministre, ce n’est bien entendu qu’un tout petit aperçu de la recherche qui se fait à Rimouski, c’est-à-dire seulement celle réalisée au Cégep de Rimouski. Monsieur le Ministre, je vous inviterais donc à poursuivre votre éducation relative au monde de la recherche en consultant des chercheur.e.s, en visitant des universités (telle que l’UQAR que vous semblez peu connaître), des cégeps et des centres de recherche, en mettant à jour vos connaissances scientifiques sur les sujets qui touchent principalement votre circonscription et le Québec. Par dessus tout monsieur le Ministre, je vous inviterais à cultiver le doute, l’objectivité et l’esprit critique, à opter pour la rigueur et la précision, à mettre de côté les discours populistes empreints de préjugés et de stéréotypes. Monsieur le Ministre, cessez de véhiculer le stéréotype de la « tour d’ivoire » , cette idée totalement fausse est maintenant révolue.

Références

1- Shields, Alexandre. Mercredi 11 décembre 2019.  Le ministre Pierre Dufour critique un scientifique reconnu pour son expertise sur le caribou. En ligne. https://www.ledevoir.com/societe/environnement/568872/le-ministre-pierre-dufour-critique-un-scientifique-reconnu-pour-son-expertise-sur-le-caribou. Consulté le 13 décembre 2019.

2- Rémillard, David.  Vendredi 13 décembre 2019. Le ministre Dufour s’excuse à la communauté scientifique. En ligne. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1433902/ministre-pierre-dufour-excuses-communaute-scientifique-caribou-forestier. Consulté le 12 décembre 2019.

3- Lafleur, Thérèse. Mercredi 23 octobre 2019. Les pôles régionaux en enseignement supérieur – Des ancrages territoriaux d’innovation et de développement. En ligne. https://www.lescegeps.com/enjeux/arrimages_universites_colleges/les_poles_regionaux_en_enseignement_superieur_des_ancrages_territoriaux_dinnovation_et_de_developpement. Consulté le 13 décembre 2019.

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