Une saga finlandaise moderne aux allures d’antique mythe grec
« On aurait dit qu’une puissance surnaturelle veillait sur ce cinglé. »En littérature comme en toute autre chose, nous avons tendance à nous complaire dans une certaine zone de confort. Nous lisons des ouvrages de genres similaires, issus d’une poignée de cultures et nous gravitons autour d’un groupe restreint d’auteurs vers les œuvres desquels nous revenons encore et encore et encore. Notre développement s’inscrit toutefois dans ces instants où nous crevons la réconfortante bulle de nos habitudes pour nous aventurer dans l’inconnu.
En tant que lecteurs québécois, nous sommes naturellement, par le système d’éducation et les courants médiatiques dominants, portés à lire des œuvres françaises, québécoises, américaines et britanniques. Que la majorité d’entre vous jette un petit coup d’œil à vos bibliothèques, et il y aura fort à parier que 80% et plus des livres qui s’y trouvent partagent de telles origines. Qu’on se comprenne bien : il ne s’agit pas d’un mal, mais se satisfaire d’un catalogue aussi limité risque de restreindre le nombre de perspectives inédites auxquelles vous serez confrontés dans vos lectures, d’où l’intérêt de chercher les lacunes dans vos bibliothèques pour chercher à combler le vide. Pour ma part, les mouvements citoyens dont nous sommes témoins aux États-Unis comme partout dans le monde m’ont fait prendre conscience de l’inacceptable carence en littérature africaine, sud-américaine et autochtone dont souffrent les rayons de ma bibliothèque, mais nous y reviendrons.
Ceux qui me suivent depuis le début l’ont sans doute remarqué; j’ai une affinité particulière pour la culture japonaise. Toutefois, ce n’est pas par le Japon que l’expansion de mes horizons littéraires s’est entamée, mais plutôt par la Finlande. C’est dans un cours de cégep, grâce à la précieuse aide d’une enseignante en littérature et de sa très obligatoire liste d’œuvres au programme, que j’ai découvert Arto Paasilinna qui allait demeurer l’un de mes auteurs favoris pendant de nombreuses années.
En lisant La douce empoisonneuse et, plus tard, Le lièvre de Vatanen, j’ai découvert un pan de la littérature dont je ne soupçonnais pas même l’existence : quelque chose comme une convergence de l’absurdité, de l’humour et d’un cynique optimisme, dans la plume de Paasilinna, est entré en résonnance avec mes sensibilités profondes de jeune étudiant en théâtre qui se pensait bien drôle avec ses sketchs de cégep en spectacle qui n’ont jamais passé les quarts de finale. Plus que tout, cependant, c’est l’exotisme de l’esprit finlandais, de sa langue et de son mythe qui m’ensorcela. Des années plus tard, bien après la fin de mon baccalauréat, j’errais dans les rayons d’une librairie quand mes yeux ont effleuré le nom d’Arto Paasilinna, que j’avais jusqu’alors presque totalement oublié, sur le dos d’un livre dont le titre m’était étranger : Sang chaud, nerfs d’acier. J’ai tout de suite attrapé le bouquin, impatient et fébrile à l’idée de retrouver, comme un vieil ami de retour en ville, la plume de Paasilinna.
L’expérience que j’ai vécue en lisant Sang chaud, nerfs d’acier ne fut pas celle à laquelle je m’attendais. Bien plus sombre et ancré dans le réel que les contes comiques de La douce empoisonneuse et du Lièvre de Vatanen, cet autre roman de Paasilinna prend presque les allures d’un mythe grec moderne où les îles de la méditerranée laissent place aux tout aussi grandioses et légendaires contrées finlandaises comme Kokkola, Ykspihlaja et l’Ostrobotnie. Un peu à la manière d’une Sybille nouveau genre, Linnea Linderman assume le rôle d’oracle dont les visions annoncent la venue et la grandeur du héros de notre histoire :
Soudain son corps robuste fut pris de tremblements. Elle ferma les yeux et entra en contact avec la face cachée de la réalité. Telle la lumière d’un phare, son esprit balaya l’étrange océan secret de la clairvoyance. Une certitude la frappa, issue des hauteurs insondables du ciel, jaillie des nuées d’orage sous les traits d’une orfraie, d’un immense aigle de mer bicéphale! L’oiseau était porteur d’un envoûtant message, eux deux dates précises. Le 8 janvier suivant, Linnea aiderait à mettre au monde un garçon. Et ce garçon ne mourrait qu’à l’été 1990. Quand une chamane s’endort, son cerveau reste en éveil.
Né en 1917, le jeune Antti Kokkoluoto, fils d’un prospère marchand de la côte finlandaise, verra s’écouler les années les plus tumultueuses de l’histoire moderne de l’Europe. Il participera à la Seconde Guerre mondiale, prêtera main-forte aux entreprises de contrebande d’alcool de son père, sera confronté à la montée du fascisme dans sa patrie et à la menace du communisme bolchevik et vivra vieux, très vieux, malgré tout.
La guerre n’est pas belle, elle est cruelle, sanglante et sale. Le cheval reconnut son conducteur, lui rendit son regard, gémit. Une lueur de joie éclaira ses yeux confiants, il soupira. Antti lui caressa le toupet et plaça son pistolet sur sa tempe. Pan!
Paasilinna nous montre également à voir un événement célébrissime, la Seconde Guerre mondiale, mais sous un angle méconnu, voire ignoré. La Finlande, de par sa position géographique, s’est retrouvée coincée entre l’Allemagne nazie et ceux que les Finlandais appelaient volontiers « l’ennemi héréditaire russe ». Pris entre le marteau et l’enclume, les Finlandais se sont entredéchirés pendant des décennies dans des conflits fratricides opposant les sympathisants fascistes et communistes en plus de devoir composer avec l’occupation nazie et les invasions russes.
Bien que je n’aie pas retrouvé la ludique légèreté qui m’avait séduit dans mes premières lectures de l’auteur du Lièvre de Vatanen, il est évident que la patte caractéristique de Paasilinna est omniprésente dans Sang chaud, nerfs d’acier. Les personnages y sont plus grands que nature et les événements y sont imprégnés d’un certain réalisme magique où le karma et le destin veillent, malgré tout, à conserver leur sens de l’humour.