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Science et savoir autochtone au service du caribou

Catherine Alexandra Gagnon, nouvellement diplômée au doctorat en sciences de l’environnement à l’UQAR, a publié plus tôt cette année un article dans la revue Journal of Applied Ecology portant sur le caribou migrateur de l’Arctique, le troupeau de la rivière Porcupine au nord de l’Alaska et du Yukon1. Son étude démontre que malgré les changements climatiques importants présents à ces latitudes, les caribous de ce troupeau réussissent tout de même à bien s'en sortir. L’originalité de son approche tient au fait qu’elle a combiné les observations des chasseurs autochtones ainsi que des données scientifiques afin de mieux comprendre l’écologie de cette espèce qui reste toutefois vulnérable.
Troupeau de caribous
Caribous du troupeau de la rivière Porcupine pendant leur migration annuelle de leurs aires de mise bas dans le Refuge faunique national de l’Arctique en Alaska vers leurs aires d’été dans le parc national Ivvavik au Canada. On pense que le caribou a la plus longue migration de tous les mammifères terrestres de la planète (crédit photo : Peter Mather).

Le caribou migrateur de la toundra

Le caribou migrateur (Rangifer tarandus) est une espèce clé abondante dans la toundra arctique, autant en Europe, en Asie qu’en Amérique du Nord2. Elle est importante pour les écosystèmes, mais également pour les communautés autochtones nordiques. Malheureusement, les populations de ce grand herbivore ont enregistré des déclins importants depuis le début des années 2000 au Yukon et en Alaska3. C’est pourquoi de nombreux membres des communautés autochtones ainsi que des chercheuses et des chercheurs en écologie ont commencé à s’y attarder sérieusement dans le but d’identifier les causes de ce déclin et tenter de le ralentir. 

Les changements climatiques ont été pointés du doigt. Leur effet se fait ressentir partout sur la planète et à un rythme accéléré dans l’Arctique4. Différentes raisons ont été proposées pour expliquer leur impact : manque de synchronisme entre la croissance de certaines plantes et les besoins des caribous, augmentation de la présence de glace sur les pâturages hivernaux réduisant l’accès aux plantes, diminution de la qualité des plantes consommées, etc. 

L’étude de la condition corporelle des grands herbivores est un facteur clé utilisé pour savoir s’ils s’alimentent suffisamment pour survivre, se reproduire et traverser les conditions rigoureuses de l’hiver. Par exemple, un caribou de petite taille, de faible masse corporelle et avec peu de réserves de gras ne réussira pas à survivre aux hivers glaciaux de l’Arctique et aura moins de chance de se reproduire. C’est donc un excellent indicateur pour comprendre les liens entre les conditions météorologiques et la dynamique des populations de caribou. 

Figure 1. Animation basée sur les mouvements de caribous enregistrés à l’aide de colliers émetteurs satellites de janvier à octobre. Chaque couleur correspond à un troupeau différent. Les points de couleur turquoise, dans le coin supérieur gauche, correspondent au troupeau suivi dans l’étude. Ces données proviennent du Réseau de surveillance et d’évaluation des caribous circumarctiques (CARMA CircumArctic Rangifer Monitoring and Assessment Network)3

BIOLOGIE DU CARIBOU MIGRATEUR DE LA TOUNDRA

Le caribou est appelé “renne” en Europe.

C’est un membre de la famille des Cervidés (tout comme le cerf de Virginie et l’orignal)

Il est herbivore. Il se nourrit surtout d’arbustes, de graminées, de carex, de champignons et de lichens.

Il se reproduit vers l’âge de deux ou trois ans. Un seul faon est produit par année entre le 1er et le 17 juin.

Les femelles vivent de 12 à 16 ans et les mâles un peu moins.

Fait étonnant : c’est le seul cervidé dont les femelles possèdent des bois. Les mâles les perdent après le rut (à la fin du mois d’octobre) tandis que les femelles les conservent jusqu’à la fin de l’hiver ou même jusqu’à la mise bas au début du mois de juin.

Résultats de l’étude

L’étude de Mme Gagnon avait pour but de comprendre l’impact de la météo et du climat sur le grand troupeau nord-américain de caribous migrateurs de la toundra, celui de la rivière Porcupine (voir les points turquoise sur l’animation de la figure 1). Elle a eu la chance d’utiliser une compilation des observations de chasseurs Inuvialuit et Gwich’in qui avait été réalisée entre 2000 et 2010 dans le cadre d’un programme de surveillance environnementale communautaire autochtone. “Jamais personne n’avait encore analysé cette banque de données de plusieurs centaines d’observations!”, explique la chercheuse. Cette compilation comportait des données relevées par les chasseurs autochtones dont la condition corporelle des caribous. En combinant ces observations avec des données météorologiques, Mme Gagnon a pu analyser les changements temporels dans la condition corporelle des caribous et mesurer l’effet des conditions météorologiques.

Étonnamment, malgré l’accélération des changements climatiques dans le secteur de l’étude, la condition corporelle des caribous s’améliora de 2000 à 2010. On y enregistra même une augmentation de 3,6% de la taille de population. 

Elle explique ces résultats par des conditions printanières plus clémentes, par une augmentation de la qualité de la végétation pendant l’été et par une diminution du harcèlement provoqué par les insectes piqueurs (causant normalement une réduction du temps en alimentation). Ainsi, les jeunes comme les adultes accumuleraient plus de réserves en prévision de l’hiver. Ayant plus de chances de survivre aux conditions hivernales rigoureuses et de se reproduire, les caribous peuvent alors débuter l’année suivante en meilleure santé. Ils sont ainsi plus aptes à maximiser les chances de s’alimenter suffisamment et faire de nouvelles réserves pour l’hiver suivant. 

Mme Gagnon indique que “[ses] résultats suggèrent qu’il faut éviter de généraliser les effets des changements climatiques sur les populations de caribous. Il existe des particularités spécifiques à certains territoires et il faut pouvoir le démontrer. La contribution importante de ses connaissances autochtones ainsi que l’implication des communautés dans le projet a contribué à mieux comprendre l’écologie du caribou. Il y aurait également avantage à intégrer d’autres communautés autochtones nordiques dans l’étude et le suivi des autres troupeaux qu’on retrouve dans le Nord”. 

Selon Mme Gagnon, il est également “primordial de continuer le suivi à long terme du caribou dans cette région nordique afin d’évaluer l’impact du développement humain sur le caribou et non plus seulement sous l’angle des changements climatiques. Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, on pensait que le caribou migrateur était trop loin pour subir les impacts du développement d’exploitation pétrolière. Toutefois, l’autorisation octroyée cet été à l’industrie pétrolière pour effectuer des forages pétroliers dans le Refuge faunique national de l’Arctique, dans le nord de l’Alaska, fait craindre le pire. C’est exactement l’endroit où les caribous du troupeau de la rivière Porcupine vont mettre bas. Il faut donc absolument continuer le suivi de cette population.” 

Figure 2. Répartition géographique du troupeau de caribous migrateurs de la rivière Porcupine, taille de la population entre 1970 et 2018 et périodes importantes dans le cycle annuel du caribou migrateur. Les figures sont tirées et modifiées de l’article de Gagnon et coll. (2020)1.

Contribution des savoirs autochtones en science

Les territoires autochtones couvrent 22 % de la surface terrestre mondiale, mais abritent 80 % de la biodiversité de la planète.5

Au Canada, c’est seulement depuis la fin des années 70 qu’on a commencé à consulter les communautés autochtones lors du développement de grands projets ayant possiblement des répercussions sur l’environnement et l’occupation du territoire. En 1977, le juge Thomas Berger, a été un précurseur. Commissaire d’une commission d’enquête fédérale portant sur la possible construction d’un oléoduc au Yukon et dans les Territoires du Nord-Ouest, dans la vallée du Mackenzie, il a décidé d’aller sur le terrain afin de consulter plus d’une trentaine de communautés autochtones pour connaître leur réalité et sonder leur opinion quant au projet. Dans son rapport final envoyé au ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien de l’époque, M. Berger en est venu à recommander le report de la construction du pipeline et que s’il venait à y en avoir un, il ne devrait pas être construit dans le nord du Yukon en raison des “pertes irréparables à un environnement d’importance nationale et internationale […][et parce qu’il] compromettra les objectifs des revendications des autochtones”6

Ensuite, en 1992, le gouvernement canadien est devenu signataire de la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement dans laquelle il est stipulé que les connaissances et les pratiques autochtones ont un rôle à jouer dans la gestion de l’environnement

Ce n’est toutefois qu’au milieu des années 2000 que la Cour suprême du Canada a statué sur l’obligation de consulter et d’accommoder les communautés autochtones si un projet est “susceptible d’avoir des effets préjudiciables sur des droits ancestraux ou issus de traités”7

Enfin, en 2019, avec l’adoption du projet de loi C-69 qui met en oeuvre la nouvelle loi sur l’évaluation d’impact (remplaçant la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale), il est dorénavant obligatoire de mobiliser les communautés autochtones qui pourraient être touchées par un projet, dès la phase de planification.

En parallèle avec ces prises de décisions plutôt gouvernementales et législatives, des membres de la communauté scientifique qui travaillent sur le territoire des communautés autochtones avaient également déjà commencé à réfléchir de manière différente en intégrant de plein gré les savoirs autochtones à leurs études. Même s’ils sont encore peu à le faire, l’intégration des savoirs autochtones dans la science environnementale reçoit des échos favorables de la part de différentes autorités internationales dont le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Déjà en 2009, le GIEC a attiré l’attention en présentant le savoir autochtone comme une source importante d’information pour développer des stratégies d’adaptation contre le changement climatique8. L’UNESCO a également publié en 2012 une revue de littérature exhaustive sur la contribution du savoir autochtone pour la compréhension des changements climatiques9.

Dans certains milieux, on y rencontre toutefois une forte opposition. Au ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques du Québec, certains se sont dressés fortement contre le fait de devoir considérer systématiquement les savoirs autochtones au même titre que la science et les données probantes10. D’autres encore, comme l’anthropologue Daniel Baril, craignent que cette diversité de points de vue nous fasse tomber dans un relativisme post-moderniste qui soutient que tout se vaut (opinions, savoirs, données probantes, etc.)11.       

Il est clair que le changement de perspective dérange. Il est clair aussi qu’il existe probablement des problèmes de communication, de langage et de vocabulaire pour expliquer ces oppositions. Sans aller plus loin dans les questions d’ordre épistémologique et philosophique, il y aurait avantage à ce qu’on ouvre le débat, qu’on en discute et qu’on se mette d’accord sur les définitions. Qu’entend-on par “savoirs autochtones”? Pour quelles raisons les distingue-t-on des “savoirs” en général? Est-ce que tous les savoirs autochtones se valent ? Y inclut-on les traditions et les croyances, ou non ? Ces connaissances autochtones doivent-elles avoir un caractère public, vérifiable et reconnu tout comme les connaissances issues de la science ? Il est vrai que ces questions méritent d’être approfondies et discutées, parce qu’il faudrait à la fois éviter les dérives pseudoscientifiques. Mais il est tout aussi important, voire essentiel, d’intégrer dorénavant les communautés autochtones dans les projets de recherche scientifique et dans les processus décisionnels et ce, dès leur phase de planification.

Pour en savoir plus sur la chercheuse

La chercheuse Catherine Alexandra Gagnon.

Catherine Alexandra Gagnon possède 15 ans d’expertise en milieux autochtones. Elle a débuté son parcours universitaire en complétant un certificat en études autochtones à l’Université de Montréal. Celui-ci lui a permis ensuite d’aborder différemment les connaissances qu’elle a acquises durant son baccalauréat en biologie à l’Université McGill. En 2004, elle a convaincu de nombreuses personnes du programme de gestion de la faune et de ses habitats de l’UQAR, dont son directeur Dominique Berteaux, à “s’immerger dans des eaux inconnues” (tel qu’elle le mentionne au début de son mémoire). Pour la première fois dans l’histoire du programme, une étudiante introduisait le savoir autochtone dans son projet de recherche. Elle s’est penchée sur la complémentarité qui existe entre le savoir écologique inuit et les connaissances scientifiques dans l’étude de l’écologie du renard arctique, du renard roux et de la grande oie des neiges au Nunavut. Cette étape l’a ensuite menée au doctorat en environnement à l’UQAR dans lequel elle a intégré directement les communautés autochtones et leur savoir au sein du processus de recherche portant sur l’écologie du caribou au Yukon. C’est ainsi qu’elle a réalisé et terminé sa thèse de doctorat l’an passé. Depuis, elle a lancé son bureau de consultation (www.erebia.ca) en services experts en lien avec les communautés autochtones. 

Pour en savoir plus

  • Guay, C. (2007). VERS LA RECONNAISSANCE DU SAVOIR AUTOCHTONE: Une question de décolonisation?. Canadian Social Work Review/Revue canadienne de service social, vol. 24, no 2, p. 183-195.
  • Guillemette, Mélissa. (2018). “Le savoir autochtone peut-il protéger l’environnement?”. Québec Science, 15 novembre 2018. En ligne. https://www.quebecscience.qc.ca/sciences/savoir-autochtone-proteger-environnement/ Consulté le 10 septembre 2020.
  • Plumer, Brad et Henry Fountain. (2020). «Trump Administration Finalizes Plan to Open Arctic Refuge to Drilling». New York Times. 17 août 2020. En ligne. https://www.nytimes.com/2020/08/17/climate/alaska-oil-drilling-anwr.html Consulté le 14 septembre 2020.
  • Watt-Cloutier, Sheila (2019). Le droit au froid. Le combat d’une femme pour protéger sa culture, l’Arctique et la planète. Collection Parcours. Montréal : Éditions Écosociété, 360 p.

Références 

  1. Gagnon, C. A., Hamel, S., Russell, D. E., Powell, T., Andre, J., Svoboda, M. Y., et Berteaux, D. (2020). Merging indigenous and scientific knowledge links climate with the growth of a large migratory caribou population. Journal of Applied Ecology, vol. 57, p. 1644-1655. doi: 10.1111/1365-2664.13558
  2. COSEPAC. 2016. Évaluation et Rapport de situation du COSEPAC sur le caribou (Rangifer tarandus), population de la toundra, au Canada. Comité sur la situation des espèces en péril au Canada. Ottawa. xiv + 147 p.
  3. CARMA. (2017). CircumArctic rangifer monitoring and assessment network: Status of herds. Site web. En ligne. Consulté le 9 septembre 2020.
  4. IPCC. (2013). Climate change 2013: The physical science basis. Contribution of working group I to the fifth assessment report of the intergovernmental panel on climate change.
  5. Nations unies. (2020). “Journée internationale des peuples autochtones.” Site web. En ligne.  https://www.un.org/fr/observances/indigenous-day Consulté le 9 septembre 2020.
  6. Berger, Thomas R. (1977). “Enquête sur le pipeline de la vallée du Mackenzie.” Lettre de présentation du rapport de la commission royale fédérale. En ligne. https://www.pwnhc.ca/extras/berger/report/BergerV1_lettre_f.pdf Consulté le 8 septembre 2020.
  7. Ministre des Affaires autochtones et Développement du Nord Canada (2011). “Consultation et accommodement des Autochtones – Lignes directrices actualisées à l’intention des fonctionnaires fédéraux pour respecter l’obligation de consulter”. En ligne. https://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/1100100014664/1100100014675#chp1_2 Consulté le 9 septembre 2020.
  8. Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture. (2017). “Systèmes de savoirs locaux et autochtones”. En ligne. http://www.unesco.org/new/fr/natural-sciences/priority-areas/links/science-policy/projects/climate-change-policy/ Consulté le 8 septembre 2020.
  9. Nakashima, D.J., Galloway McLean, K., Thulstrup, H.D., Ramos Castillo, A. et Rubis, J.T. 2012. Weathering Uncertainty: Traditional Knowledge for Climate Change Assessment and Adaptation. Paris, UNESCO, and Darwin, UNU, 120 pp.
  10. Gerbet, T. (2018). “Environnement : Québec ne veut plus qu’Ottawa évalue les projets sur son territoire” En ligne. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1088983/evaluations-environnement-projets-quebec-ottawa Consulté le 9 septembre 2020.
  11. Baril, D. (2018). “Existe-t-il une science des “blancs” et un “savoir” des autochtones?”. Blogues – Raison et laïcité. Voir. 19 mars 2018. En ligne.  https://voir.ca/daniel-baril/2018/03/19/existe-t-il-une-science-des-blancs-et-un-savoir-des-autochtones/. Consulté le 10 septembre 2020.

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