« Le grand émoi de Trois Pistoles »
(Georgette Renaud et Daniel Projean du collectif d’auteurs La Porte ouverte sur les mots présentent un autre conte de la région.)
Pour ce mois d’avril 2022, leur choix s’est arrêté sur« Le grand émoi de Trois Pistoles», un extrait du livre « Les contes du cordonnier » de l’auteur Pierre Dufort, aux éditions La Plume d’Oie (2007).
Les contes ne sont pas tous créés de pure imagination. La légende, en particulier, origine presque toujours d’un fait vécu, dans un passé parfois lointain, et magnifié avec le temps. L’histoire qui va suivre, je l’ai trouvée dans un recueil de contes du Bas St-Laurent mais pour la raconter au Festival des grandes gueules de Trois-Pistoles, à la forge du père Bérubé, il m’a fallu la passer au crible pour lui donner crédibilité suffisante et pleine vie auprès de public. Le conteur doit être capable de titiller l’imagination de ses auditeurs afin que chacun recréé dans sa tête les décors, les personnages et le déroulement de cette terrible histoire : comme on disait si bien autrefois, dans les veillées, « se faire des peurs ».
Il y a 150 ans
À Trois-Pistoles, il y a cent cinquante ans, le monde n’était pas aussi nombreux qu’aujourd’hui, mais déjà l’agglomération formait un village avec une petite église. Tout un chapelet de maisons et de bâtiments dessinait les rangs deux et trois. Cette année-là, l’hiver avait sauté sur le pays comme un loup sur sa proie. Un pied de neige à la Toussaint, collée là. Le « frette » avait serré ses mâchoires d’acier et n’avait pas lâché d’une coche. Vers le 15 décembre, la banquise était prise d’un bord à l’autre du fleuve. Les vieux ne se rappelaient pas avoir vu un hiver aussi précoce et féroce.
Un beau matin, il est très tôt : les « habitants », en hiver, un peu comme les fonctionnaires, ne font rien mais le font de bonne heure. Les cultivateurs s’en vont dehors, au bout du perron, vérifier le temps tout en arrosant la roche plate : « pisser » d’un perron, connaissez-vous meilleur méthode pour saisir la couleur du temps et la vitesse du vent ? Croyez-moi pour un observateur prêt à tout, c’est infaillible ! Et c’est en plein de même que la «mouvée» de loups-marins fut détectée par les gens du deuxième, sur la hauteur de la paroisse, dès les petites heures.
C’est la meilleure nouvelle de l’année, car en ces temps difficiles où tout se faisait à la main, c’était la manne du bon Dieu, l’annonce de l’abondance : la graisse, huile, la viande et les peaux, d’abord pour ses propres besoins, les surplus vendus contre écus sonnants et trébuchants au marchands de Montmagny.
La tuerie commence
Vite on s’organise. On attelle les petits « merlots » à barreaux, on affûte les couteaux et on forme les équipes. Tout ça avant d’embarquer sur la glace. Tous les hommes valides sont réquisitionnés comme rabatteurs, abatteurs, « dépiauteurs » ou transporteurs. Près de trois cents hommes s’élancent en avant la tuerie commence.
La mouvée gigantesque ! Jamais de mémoire d’homme n’avait vu pareille quantité de phoque. À cette période de l’année, un vrai cadeau du petit Jésus ! Ce fut donc le plus sanglant massacre de loups-marins adultes qui se puisse imaginer. Déjà plusieurs tas de peaux et de carcasses s’accumulaient et quelques voyages de «berlots» avaient été faits vers la pleine terre.
Pensez quand même pas que c’était la « la petite ouvrage ». Non ! Ça prenait des vrais hommes pour faire ça; il ne fallait pas avoir été conçu de la poussière de caleçon ni de peau de pets. Laissez-moi vous dire un certain nombre choses.
D’abord la banquise, c’est pas de la glace comme dans un aréna. Non ! Ce sont des morceaux de glace de toutes sortes de grosseurs soudés ensemble, des fois les uns par-dessus les autres. Et rien que de se tenir debout là-dessus, ça exige des bons jarrets; imaginez, en plus, courir après des bêtes d’une couple de cents livres.
Ensuite, les phoques, ça l’air gentils, mais ce sont quand même des carnivores et ils sont équipés en conséquence, surtout les gros mâles qui se mettent debout pour faire face aux assommeurs. Il faut être décidé pour faire cela; et je dirais qu’il faut avoir une certaine expérience du maniement de la gaffe à ferrure.
Grosses nuées
Depuis ce matin, le temps s’était adouci et de grosses nuées noires courraient vers le nord, le long des dunes Tadoussac. À midi, sans que cela n’est arrêté en rien la récolte fabuleuse, le vent du sud avait forcé et, tout à coup On entendit comme un doux bruit de friture et l’ont senti la vague de fond. Le frasil se défaisait en slush et la banquise glissait doucement… Prochain arrêt : Anticosti si le vent tenait !
Certains des plus jeunes sautèrent par –dessus la saignée qui allait toujours s’élargissant et, même tout mouillés se considèrent chanceux. Ils furent rapidement secourus par les gens nombreux déjà sur la rive.
La banquise prenait le large et descendait à la vitesse du courant raffermi par la marée descendante.
Il y eut des cris et des holà et en un rien de temps toute la population fut alertée. Même que le curé sortit les Saintes Espèces de l’église et les exposa sur la berge : Il n’y avait rien d’autre que l’on puisse faire, les canots étant serrés ou démontés pour l’hiver et la dérive des glaces se faisant beaucoup trop rapide. La banquise, en se déplaçant, se disloquait de plus en plus et les hommes surpris d’abord, se mettait ensuite à chercher une sécurité toute relative en courant se réfugier sur les étendues de glace les plus grandes.
À la vue des hommes et des bêtes qui disparaissaient progressivement à l’horizon nord du grand fleuve, la population à terre fut saisie d’un grand émoi et quelques femmes tombèrent en pâmoison. Le curé entreprit aussitôt les grandes litanies et chacun priait avec l’énergie du désespoir.
Au large
Pendant ce temps, au large, des hommes s’étaient regroupés et le père Rioux, seigneur en titre, les fit s’agenouiller sur la glace pour prier; après trois Pater, trois Ave, et trois Gloire soit au Père, il fit le vœu solennel d’ériger une croix sur les lieux mêmes où le bon Dieu leur permettrait d’aborder la terre ferme.
Sur le coup, Il ne se passa rien, si ce n’est un grand silence et une sorte d’accalmie du vent. Puis le vent tourna brusquement au nordet. Les forêts de la côte se mirent à modérer leur course effrénée, puis se figèrent tranquillement; on faisait presque du surplace, tandis que le vent continuait de forcer, toujours très froid, du nord-est.
La banquise se remit à bouger, tout en se recollant et en s’entrechoquant; on dérivait maintenant à contre-courant, obliquant vers la rive. En moins d’une demi-heure, les grandes glaces s’accrochaient dans les «rasades», vous savez ces longs récifs rocheux parallèles aux plages, près de l’extrême limite sud de la paroisse terrienne de Saint-Simon.
La croix
De là, à marée basse, il fut facile d’aborder la rive et aucune perte ne fut déplorée, ni en homme, ni en bêtes, sans compter d’énormes quantités de phoques rapportés. Le seigneur Rioux fut ainsi exaucé et il remplit sa promesse dès le printemps suivant.
Et c’est pourquoi aujourd’hui encore, sur la route 132, en face du restaurant Les Rasades, vous pouvez toujours voir cette grande croix sur les rochers, un peu au large de la rive.