Un titre bien choisi
« Il savait à peine lire : ce qui ne l’empêchait pas d’avoir la modestie de se croire un homme des plus scientifiques et de trancher toutes les questions qu’on lui présentait, sans difficulté. »Qu’ont donc en commun un alchimiste amateur, un ambitieux étudiant en médecine, un colporteur malchanceux et un meurtrier sans grande prescience ? Non, ce ne sont pas là les personnages d’un roman d’Agatha Christie! Quoique peut-être ̶ je n’en sais trop rien, à vrai dire. Je dois me confesser : je n’ai jamais lu le moindre roman d’Agatha Christie ni même vu un film qui aurait pu en être adapté. Mais je m’égare! Là n’est pas le point. Eh misère, le beau sujet amené gâché…
Là où je veux en venir, c’est plutôt au tout premier roman québécois, et j’ai nommé L’Influence d’un livre, paru en 1837, œuvre de Philippe-Ignace-François Aubert de Gaspé (1814-1841), fils de Philippe Aubert de Gaspé (1786-1871), dernier seigneur de Saint-Jean-Port-Joli à qui l’on doit Les Anciens Canadiens (1863). Entre le père et le fils, c’est en effet ce dernier qui se consacra d’abord à l’écriture dans l’espoir d’introduire la forme romanesque dans la toute jeune tradition littéraire canadienne-française, primeur qu’il revendiquait déjà à l’époque dans la préface de L’Influence d’un livre :
« J’offre à mon pays le premier roman de mœurs canadien, et en le présentant à mes compatriotes je réclame leur indulgence à ce titre. Les mœurs pures de nos campagnes sont une vaste mine à exploiter ; peut-être serais-je assez heureux pour faire naître, à quelques-uns de mes concitoyens, plus habiles que moi, le désir d’en enrichir ce pays. »
Le récit que présente Aubert de Gaspé fils à son lecteur a, en rétrospective, de quoi étonner. Nous sommes bien loin des romans paysans faisant l’apologie de la vie rurale que l’ont retrouvera bien plus tard dans Le Survenant (1945) de Germaine Guèvremont, et plus loin encore des récits héroïques et nostalgiques entourant la guerre de la Conquête dont parlera Aubert de Gaspé père dans son propre roman. L’Influence d’un livre met plutôt en scène Charles Amand, alchimiste amateur peu éduqué et obsédé par la perspective de s’enrichir à l’aide de formules occultes qu’il lit fiévreusement dans son exemplaire du Petit Albert, « grimoire magique » aux origines douteuses qui fait l’objet de toutes les nuits sans sommeil de ce pauvre Amand :
« Près de l’âtre, sur une table, un mauvais encrier, quelques morceaux de papier et un livre ouvert absorbaient une partie de l’attention de l’alchimiste moderne ; ce livre était : Les Ouvrages d’Albert le Petit. »
Le roman se présente au lecteur sous la forme d’une mosaïque de récits, de contes et de légendes liés entre eux par le fil conducteur de la quête d’Amand alors qu’il croise vagabonds, paysans et érudits qui échangent avec lui sur divers sujets mystérieux. Tantôt consacrant un chapitre à un piètre meurtrier vivant sur les rives du fleuve, tantôt s’attardant au jeune étudiant en médecine prétendant à la main de la fille d’Amand, Philippe Aubert de Gaspé fils tisse son intrigue sur plusieurs fronts pour tout ramener au pauvre alchimiste sans talent qu’est Charles Amand. De temps à autre, on délaisse l’aventure de nos personnages principaux pour se plonger dans des contes traditionnels canadiens où le Diable rôde à tous les coins de rue s’il ne cogne pas tout bonnement à la porte pour s’inviter à une soirée dansante.
Aussi fantastique que paraisse L’Influence d’un livre de prime abord, considérant l’abondance de références au folklore et au surnaturel, sans parler du fait que le personnage principal de l’intrigue est un wannabe apprenti sorcier, ce n’est là qu’une impression superficielle.
À mon sens, bien plus que celle d’Amand, l’histoire racontée dans L’Influence d’un livre est celle d’un choc entre deux mondes : un mélange entre l’eau d’un Canada folklorique et superstitieux, et l’huile d’une ère moderne qui s’ouvre aux sciences empiriques et à la pensée rationnelle. Le mystique et l’inexplicable sont relégués aux témoignages des anciens qui parlent une langue légendaire et grandiose qui sonne creux aux oreilles de jeunes esprits avides de science dans le roman de de Gaspé fils :
« ̶ Moi-même, reprit Amand, il y a environ six mois, j’ai vu le diable sous la forme d’un cochon.
Le mendiant fit un mouvement d’impatience et regarda tous les assistants.
̶ C’était donc un cochon, s’écria un jeune clerc notaire, bel esprit du lieu.
Le vieillard se redressa sur son banc, et l’indignation la plus marquée parut sur ses traits sévères.
̶ Allons, monsieur Amand, dit le jeune clerc notaire, il ne faudrait jamais avoir mis le nez dans la science pour ne pas savoir que toutes ces histoires d’apparitions ne sont que des contes que les grands-mères inventent pour endormir leurs petits-enfants.
Ici, le mendiant ne put se contenir davantage :
̶ Et moi, monsieur, je vous dis qu’il y a des apparitions, des apparitions terribles, et j’ai lieu d’y croire, ajouta-t-il, en pressant fortement ses deux mains sur sa poitrine.
̶ À votre âge, père, les nerfs sont faibles, les facultés affaiblies, le manque d’éducation, que sais-je, répliqua l’érudit.»
Mais alors qu’en est-il de notre cher Charles Amand? Assurément, en magicien amateur et personnage principal qu’il est, il introduira dans le récit quelque indéniable prodige, non? Eh bien, c’est compliqué… Sabotés à tous les détours, les rituels d’Amand ne portent jamais vraiment fruit. Que ce soit par la mesquinerie de témoins moqueurs, ou par la négligence de ceux qui ne comprennent pas les aspirations de l’alchimiste, Amand se voit déjoué dans toutes ses entreprises ce qui, pourrait-on argumenter, constitue une habile supercherie de la part de l’auteur qui se garde bien ainsi de se prononcer sur l’efficacité des méthodes de l’apprenti sorcier, laissant à son lecteur tout le loisir de croire ou non qu’Amand ait pu parvenir à ses fins si, d’aventure, il n’eut pas été le dindon de la farce à tous coups.
Comme j’ai l’intention, dans cette chronique, d’alterner entre des textes québécois et étrangers, je me suis creusé la tête pour savoir par quel texte de notre littérature nationale il était le plus judicieux de commencer. Un peu comme C’est de l’eau s’est imposé à moi comme la naturelle porte d’entrée philosophique de ma modeste entreprise, L’Influence d’un livre, en tant que tout premier roman écrit et publié en sol québécois, m’est apparu comme l’historique seuil de cette porte. Un texte atypique et surprenant, plein d’action, d’humour et de mystère qui, déjà en 1837, regardait en arrière pour prendre acte du passé et mieux affronter la modernité.