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Ils sont devenus des grands hommes

Mon grand homme / photo d’archives Radio-Canada-Patrick Bergeron

Nous faisons l’éloge des grands hommes — et des grandes femmes — à leur mort, plus souvent qu’autrement. J’ai un ami, Vital, qui ne comprend pas que les hommes attendent que le mort ne puisse plus les entendre pour lui dire leur amitié et leur admiration; lui, il s’applique à aligner tous les mots qu’il pourrait dire à la personne vivante, là où ça lui est encore utile de le savoir, cet amour et cette admiration, cette tendresse ou cette amitié qui l’unit à elle. Il a bien raison. 

Nous faisons aussi l’éloge des partants, de ceux qui quittent pour la retraite et de ceux qui choisissent de partir pour un avenir et des projets autres. Nous leur disons à leur départ à quel point on aimait travailler avec eux, à quel point on admirait leur confiance inébranlable ou leur féroce talent de vente, leur belle humeur de tous les matins ou leur facilité de négociation; on leur rappelle cette fois où ils sont venus à notre rencontre avec un café et un sourire, cette fois où ils nous ont ramassé juste avant que l’on s’enferme dans le placard pour pleurer; cette victoire que l’on n’a pas assez fêtée, ces manches que l’on s’est remontées l’un l’autre dans les bouts difficiles.

Je ne dérogerai pas de l’habitude, les hommes aiment les habitudes.  

Je ferai ici l’éloge d’un grand homme. Heureusement, il n’est pas mort, ni en sursit. Il ne me quitte pas non plus, pas moi du moins, mais, oui, il quitte le navire, un grand navire : le système de santé et de services sociaux. Non, ça n’a rien à voir avec la Covid. C’est une décision mûrie, qui dormait en lui depuis des années; qui se réveillait à intervalle, qui le réveillait aussi la nuit. Il le quitte pour d’autres aventures.

Il a donné 26 ans de sa vie à développer : développer des protocoles et des ententes pour améliorer les services, développer ses subalternes pour qu’ils deviennent de grands gestionnaires polyvalents, humains et efficaces; développer des collaborations avec les directeurs des autres régions afin d’arrimer les pratiques et de briser l’isolement; développer des liens avec des partenaires de la communauté afin de mieux combler les besoins des clientèles vulnérables dont il avait la responsabilité; développer un NOUS au sein de ses équipes de gestion afin que chacun se sente à sa place, se sente une dent essentielle de l’engrenage, se sente écouté, se sente utile et engagé; développer des complicités avec des bénéficiaires qui l’accueillaient à bras ouverts dans des familles d’accueil ou sur des plateaux de travail — il a même reçu quelques demandes en mariage durant ces dernières années!

Je me souviendrai toujours du regard de cet homme…

Cet après-midi-là, deux hommes se croisaient pour la première fois sur la glace recouverte de plywood du Colisée de Rimouski, habillés tous deux en jogging pour installer les tables du souper de crabes annuel de la Fondation des Centres Jeunesse. Je me souviendrai toujours du regard de cet homme, de sa posture qui avait changé du tout au tout lorsque, jasant de tout et de rien, ne se connaissant pas du tout, l’un avait demandé à l’autre ce qu’il faisait comme travail au sein de l’organisation. «Concierge», a-t-il dit. «Au Centre de réadaptation», a-t-il ajouté.

— Et toi? a-t-il demandé à l’autre.

— Je suis le nouveau DPJ, cet autre a-t-il répondu comme on annonce qu’il va pleuvoir.

Je me souviens encore du regard de cet homme qui venait de se rendre compte à qui il parlait, sa posture qui s’est redressée avec un léger recul d’étonnement et de respect; du regard d’un homme qui en regarde un autre qu’il pense plus important que lui. Ce regard, mon conjoint l’a ignoré. Il a serré la main de l’autre en lui expliquant à quel point les concierges étaient aussi importants, sinon plus encore, que les gestionnaires. Je me souviendrai toujours du sourire de cet humble concierge…

Bien plus important… c’est ce que mon homme a fait toute sa carrière : rendre à l’autre cette importance qu’il a. Oh oui, il a critiqué la lourdeur des redditions de compte, les décisions prises sur des bases purement politiques ou administratives, je l’ai souvent entendu se démener contre des moulins à vent, mais jamais il n’a perdu confiance en cet autre : l’adolescent en trouble de comportement, le parent négligent, le jeune homme déficient, la responsable débordée de telle ou telle résidence intermédiaire, le chef de service qui s’embrouille dans l’application de la loi ou ce collègue qui se tait, une fois de plus, en rencontre.

Il a toujours cru au potentiel de l’autre, autant de cet homme au centre de jour qui déchiquette le papier avec l’importance d’un homme de loi ou de cette ancienne cheffe qui l’appelle pour avoir des conseils avant de poser sa candidature à un poste de coordination. Oui, il lui est arrivé de perdre la foi dans ce système de géants où tout n’est pas attaché de fils d’or, mais plutôt parfois avec de la broche à foin.

Mais son regard de bon papa, encadrant et tendre, il ne l’a jamais perdu, il l’a encore.

Je voulais faire ton éloge aujourd’hui, mon amour, pour te rappeler à quel point tu as permis à des centaines d’humains de se développer durant ces 26 dernières années, à quel point tu es devenu un grand homme et pas parce que tu portais jusque-là de grands titres du genre directeur DI-DP-TSA! Non, tu es devenu un grand homme parce que tu as toujours su faire de ceux qui t’entouraient de plus grands hommes encore.

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