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Réflexions estivales sur la justice

Le chantier du palais de justice de Rimouski. (Photo Alexandre D’Astous – Journal Le Soir)

Les dénonciations d’actes de violence à caractère sexuel qui ont ébranlé le showbiz québécois ont suscité plusieurs réactions. Plusieurs personnes se sont interrogées sur le choix du véhicule : les réseaux sociaux plutôt que des plaintes formelles dans le cadre du système juridique. On pourrait penser que le palais de justice est le lieu où devrait se régler ce genre d’affaires. En théorie, c’est bien beau. En pratique, les choses sont un peu plus compliquées et c’est l’objet de cette chronique que d’y apporter un nouvel éclairage.

La science politique définit trois branches du pouvoir dans un État : le pouvoir législatif (le parlement qui fait les lois), exécutif (le gouvernement qui applique les lois) et judiciaire (les tribunaux qui interprètent la loi et s’assurent de la conformité des actions des acteurs [État, personnes physiques ou morales] par rapport à la loi. Ce que cette définition nous rappelle, c’est que la justice fait partie de l’État, qui possède un pouvoir politique immense, qui nous contraint à agir de telle ou telle manière. Si nous ne respectons pas la loi, les tribunaux peuvent nous sanctionner.

Nous avons abandonné le droit de nous faire justice nous-mêmes à l’État, mais pour que le contrat social fonctionne, encore faut-il que le système marche.

Historiquement, la résolution des litiges entre les individus, qu’ils soient de nature criminelle ou civile, se faisait au sein de différentes institutions à caractère politique, que ce soit la famille, le clan, le village, la guilde, la congrégation religieuse, etc.. La justice étatique demeure une invention relativement tardive, développée en parallèle avec l’État moderne, qui a fini par monopoliser l’exercice de la justice1. Au XXIsiècle, on ne retrouve pratiquement plus d’espace de justice non étatique dans les pays occidentaux.

En résumé, nous avons abandonné le droit de nous faire justice nous-mêmes à l’État, mais pour que le contrat social fonctionne, encore faut-il que le système marche. Or, qu’entend-on et que vit-on depuis plusieurs années : augmentation des coûts des services juridiques, augmentation des délais judiciaires, y compris dans le droit du travail2, etc. L’histoire de l’arrêt Jordan a frappé l’imagination collective et plusieurs membres du crime organisé en ont bénéficié3. Loin des grands centres, la situation se revèle encore moins reluisante : manque d’effectifs4, installations inadéquates5, etc. L’ex-ministre de la Justice au Québec, Sonia Lebel, reconnaissait elle-même, en début de mandat, qu’elle doit s’attaquer à plusieurs problèmes dans le système6. Selon un sondage mené en 2016, le taux de confiance envers la justice n’est que de 59 % et 69 % des personnes interrogées pensent qu’elles n’ont pas les moyens d’avoir accès à la justice7. Bref, le portrait demeure peu flatteur.

À ces problèmes d’accès, ajoutons les caractéristiques fondamentales de notre système judiciaire criminel, issu de la tradition anglaise : la présomption d’innocence et le fait qu’on ne peut condamner quelqu’un s’il subsiste un doute raisonnable. L’intention en soi est louable : on veut éviter que des personnes innocentes ne se retrouvent derrière les barreaux. La contrepartie signifie qu’on accepte que des coupables se promènent en liberté. Or, dans les cas d’agressions sexuelles, le système peut rapidement devenir défavorable aux femmes qui en sont victimes, même lorsque les préjugés sont écartés, car ces violences entraînent des traumatismes qui peuvent altérer les souvenirs, rendre les événements moins clairs et entraîner des doutes juridiquement raisonnables lors des témoignages.8 Il y a aussi le fait que le processus judiciaire lui-même constitue une épreuve pour les victimes, avec ses procédures et son cadre très formel et historiquement masculin, même si les statistiques changent avec le temps9.

Ce que les crises successives montrent, que ce soit l’arrêt Jordan ou le mouvement #moiaussi, c’est que le système de justice a grand besoin de modernisation et de réforme. Les citoyens et les citoyennes doivent compter sur une justice qui fonctionne, accessible pour tous et toutes, sans discrimination. Dans ce contexte, doit-on se surprendre de ce qui arrive?


1 Pour une synthèse de l’histoire de cette évolution, on peut se référer à l’ouvrage classique du géographe, explorateur et théoricien du mouvement anarchiste Pierre Kropotkine, L’entraide : un facteur de l’évolution, paru en 1902 et récemment réédité par Écosociété. Dans son Traité du gouvernement civil (1690), le philosophe et penseur politique John Locke expliquait que le peuple avait renoncé à se faire justice soi-même en échange de la protection de l’État, justifiant du même coup la justice centralisée par l’État.

2 Il n’est pas rare d’attendre plusieurs années pour une audience de grief et si le cas est le moindrement complexe (par exemple, un cas de harcèlement), la cause peut s’étendre sur des mois, voire des années.

3 Pour un rappel et un résumé des conséquences de cette décision juridique : RADIO-CANADA, « Que dit exactement l’arrêt Jordan? », Radio-Canada (10 avril 2017), https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1004404/arret-jordan-explications-cour-supreme-delais (page consultée le 26 juillet 2020).

4 GAIGNAIRE, Anne, « Avocats en région recherchés », Les Affaires (14 janvier 2017), https://www.lesaffaires.com/dossier/profession-avocat-la-pratique-reinventee/avocats-en-region-recherches/59268 (page consultée le 26 juillet 2020).

5 SECRÉTARIAT DE L’ORDRE DES AFFAIRES JURIDIQUES DU BARREAU DU QUÉBEC, Pour un système de justice en santé, Montréal, Maison du Barreau, 2018, p. 10, https://www.barreau.qc.ca/media/1176/rapport-demandes-financement-justice.pdf (page consultée le 26 juillet 2020).

6 RADIO-CANADA, « Sonia LeBel veut s’attaquer au “casse-tête” du système de justice un morceau à la fois », Radio-Canada (19 novembre 2018), https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1136811/ministre-sonia-lebel-systeme-justice-entrevue (page consultée le 26 juillet 2020).

7 GINER, Karl-Érik et Marilou PERRON, Enquête sur le sentiment d’accès et la perception de la justice au Québec, Québec, Ministère de la Justice, 2016, pages 12 et 18, https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/justice/publications-adm/rapports/RA_enquete_perception_2016_MJQ.pdf?1545334585 (page consultée le 26 juillet 2020).

8 Pour un résumé de la situation, on peut consulter le rapport produit par un regroupement d’organisation et intitulé Femmes victimes de violence et système de justice pénale : expériences, obstacles et pistes de solution, Montréal, Service aux collectivités de l’Université du Québec à Montréal/RMFVVC/FMHF/RQCALACS/CLES, 2018, http://sac.uqam.ca/upload/files/Rapport_femmes_violence_justice.pdf (page consultée le 26 juillet 2020).

9 D’après le dernier rapport du Barreau du Québec, les femmes représenteraient maintenant 54,5 % du total dans cette profession. Source : BARREAU DU QUÉBEC, Vous avez droit à un rapport annuel 2019-20, Montréal, Maison du Barreau, 2020, p. 14, http://barreau.qc.ca/media/2512/2019-2020-rapport-annuel.pdf (page consultée le 26 juillet 2020). La parité est presque atteinte pour les juges (49 % en 2019). Source : COUR DU QUÉBEC, Les juges de la Cour du Québec, les juges suppléants et les juges de paix magistrats, 2019, http://www.tribunaux.qc.ca/c-quebec/fs_liste-juges.html (page consultée le 26 juillet 2020). Pour les corps policiers, le taux de femmes dans la profession serait de 22 % au Canada. Source : STATCAN, Les ressources policières au Canada, 2018, Ottawa, Statistique Canada, 2019, https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/85-002-x/2019001/article/00015-fra.htm (page consultée le 26 juillet 2020).

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