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Environnement, dopamine et liberté

Ou pourquoi il est aussi difficile de faire ce que nous devrions...
Photo par Robina Weermeijer sur Unsplash

Dans les derniers temps, j’ai lu un livre qui s’applique bien à l’actualité des derniers mois. Il s’agit du livre “Le bug humain”. Ce livre a été écrit par un spécialiste des neurosciences, Sébastien Bohler, qui tente de montrer le lien entre une certaine structure du cerveau humain et la destruction environnementale.

Comme nous le verrons un peu plus loin, nous possédons un “influenceur” très puissant dans notre cerveau, le striatum, responsable du circuit de la récompense et de la sécrétion de la dopamine, parfois appelé “hormone du bonheur”. 

Selon l’auteur, le striatum joue un rôle prépondérant dans notre processus de décision. Un rôle nettement plus important que notre raison. Ce qui explique notamment que la connaissance n’ait que peu d’impact sur nos choix. 

Par exemple, pourquoi continuons-nous à vivre comme nous le vivons malgré que nous connaissions l’impact de notre mode de vie sur le climat, la biodiversité, etc ?  Pas par manque de connaissances ou par méchanceté, mais parce que nous privilégions la plupart du temps notre satisfaction immédiate, autrement dit notre dose de dopamine. 

Les Grecs, notamment Aristote, connaissaient déjà cette disposition de l’être humain qu’ils nommaient l’acrasie. Pour lui, il s’agissait d’une erreur que commet la personne dans la détermination du bien et du mal. Autrement dit, je choisis l’avantage immédiat parce que je me trompe sur la valeur relative de celui-ci par rapport à un autre bien qui l’est moins. 

Toutefois, selon les connaissances actuelles, ce n’est pas une erreur de la pensée qui nous pousse à agir dans une direction qui semble contraire au bien, mais le fonctionnement normal de notre cerveau qui préfère une satisfaction rapide plutôt qu’une hypothétique satisfaction lointaine.

En lisant Le bug humain, nous pouvons aussi voir une autre illustration qu’il existe un contraste énorme entre l’idée que l’on se fait de la liberté et le concept de liberté qui demeure actuellement valide sur le plan scientifique. 

Depuis très longtemps, nous sommes convaincus que l’être humain possède une volonté libre et se distingue du règne animal par son libre arbitre.

Or, les neuroscientifiques nous disent depuis peu que la réalité n’est pas aussi “romantique”. Nous ne posséderions ni libre-arbitre ni volonté libre. Notre liberté se limite à la possibilité de dire “stop” aux demandes de notre cerveau qui originent des structures inconscientes.

Et, encore, mettre un frein à notre cerveau est loin d’être une chose facile. Le cerveau possède un tas de stratégies pour nous faire croire que nous sommes bel et bien maîtres de nous-mêmes.

En réalité, ces nouvelles données rejoignent les intuitions et les précautions que la plupart des penseurs ayant réfléchi à la liberté possédaient sans doute. Par exemple, John Stuart Mill posait autrui comme limite à notre propre liberté, Descartes soutenait qu’une liberté non guidée par la raison n’est pas souhaitable ou Tocqueville qui mettait en garde contre les risques d’un désir démesuré de liberté.

D’une certaine façon, plusieurs problèmes sociaux importants sont liés à notre conception naïve de la liberté et à une mauvaise connaissance de nos propres limites en tant qu’êtres humains.

Prenons par exemple l’obésité. Y a-t-il encore des gens ignorant les méfaits d’une alimentation trop riche en sucre, en gras saturés et en sel ? Y a-t-il des gens qui ne sont pas en mesure de comprendre que manger plus de calories que nous en dépensons entraîne une prise de poids ?

La première cause de l’obésité, ce n’est pas l’ignorance. C’est la sous-estimation des structures profondes de notre cerveau, particulièrement le système de récompense, qui nous poussent vers certaines choses en échange d’une décharge de dopamine qui nous donne un moment de “bonheur”.

Il nous est très difficile de résister à cette sensation et notre jugement est fortement affecté par ce désir. Les neurones du circuit de la récompense ont des extensions jusque dans le cortex frontal, qui constitue entre autres le siège de la pensée rationnelle.

Autrement dit, on peut se raisonner et résister, mais on peut aussi se raisonner et se laisser tenter en se disant que ce n’est qu’une fois, qu’on le mérite, qu’on a eu une mauvaise journée, etc.

Cela explique notamment le fait que les régimes ne fonctionnent pas et qu’ils entraînent souvent une reprise de poids plus grande que ce qui a été perdu.

L’idée des régimes place les gens dans l’idée qu’ils sont les seuls responsables de leur prise de poids, qu’ils manquent de volonté. Mais, le problème n’est pas leur volonté, mais la très grande disponibilité des produits riches en sucre et en calories.

Le circuit de la récompense dans notre cerveau est beaucoup plus dominant que notre cortex, car notre survie en dépend. Sans lui, nous serions léthargiques, sans ambitions et sans intérêts. Pas des caractéristiques très utiles à notre survie.

Une société basée sur le libre choix des consommateurs est une société qui ne peut faire autrement que générer de l’obésité dans la population. Notre cerveau nous rend vulnérable aux abus. Et cette vulnérabilité est aussi exploitée par l’industrie qui ajoute du sucre, du gras et du sel dans les aliments, plus qu’il est réellement nécessaire pour le goût ou la conservation.

L’obésité est d’ailleurs un problème constamment en croissance dans les sociétés dites “libres”. Et les coûts de cette liberté se chiffrent en centaines de milliards de dollars. Pour prendre un exemple, aux États-Unis seulement, terre de la liberté pour plusieurs, on parle d’environ 200 milliards de dollars

L’obésité n’est qu’un exemple parmi d’autres. J’aurais pu prendre les changements climatiques ou l’écart profond entre les riches et les pauvres. En laissant les gens libres de leurs choix et libres des solutions à ces problèmes, tout en les bombardant de possibilités de se générer des plaisirs de toutes sortes, il est peu probable que cette liberté mène à régler quoi que ce soit.

Autrement dit, une personne consciente des changements climatiques peut tout de même s’acheter une grosse voiture polluante si celle-ci comble des besoins jugés importants : une de plus ou une de moins, dans l’état des choses, cela va-t-il réellement faire une différence ? Et j’ai besoin de l’espace, du sentiment de sécurité et, disons-le, ça apporte aussi un certain “standing”.

Bref, notre liberté réelle se limite à freiner notre volonté, nos impulsions, nos désirs qui, eux, n’ont pas de limite. Notre liberté passe notamment par un filtre rationnel dans le flux constant de ce que nous appelons les renforceurs primaires de la dopamine : le sexe, le moindre effort, le statut social, la nourriture et la quête d’informations.

L’évolution n’a pas fourni de frein naturel, de réflexe de satiété, pour ces générateurs de plaisirs. Ce qui s’explique bien : l’environnement dans lequel nous avons évolué ne permettait pas vraiment l’abus. En effet, notre cerveau est à peu de choses près dans le même état qu’il était il y a 70 000 ans. Or, le contexte actuel n’est plus marqué par la rareté, mais par la facilité d’accès. 

Les sociétés actuelles, dans les pays industrialisés, nous permettent d’être boulimiques pour chacun des cinq renforceurs primaires : pornograhie ultra accessible sur le web, technologie qui fournit le mirage de soulagement du quotidien, réseaux sociaux qui stimulent à outrance notre recherche de statut social, nourriture riche, accessible et à faible coût et quantité phénoménale d’informations au bout de nos doigts.

Et maintenant…

Devant l’incapacité du modèle libéral de régler une série de problèmes fondamentaux chez l’humain actuel, on voit une montée des différents partis de droite. Et ceux-ci possèdent un puissant outil de propagande : la liberté. 

Or, qui est contre la liberté ? Qui est contre la possibilité de choisir ce qu’il fait de sa vie et de son argent ? C’est typique des slogans de propagande. Utiliser une affirmation pour laquelle personne ne pourrait être contre. Ce qui a pour effet d’en vider le sens. Si on ne peut être contre, cela fait qu’on ne peut pas être pour. Et si on ne peut être ni pour ni contre, il s’agit d’une phrase qui n’affirme rien au final. Autrement dit, c’est une phrase qui appelle à la croyance, pas à la raison.

Or, pour pouvoir jouir de la liberté, il faut se retrouver du bon côté, c’est-à-dire du côté de ceux qui possèdent déjà richesse et puissance. En effet, la liberté, cela ne devrait pas être quelque chose qui est seulement dans la tête ou sur papier. Et pour cela, il faut un contexte garantissant que les individus puissent dans la réalité faire ce qui leur est permis, ce en quoi ils sont libres. Ce qui nécessite des ressources et des moyens.

Aussi, quand on comprend un peu mieux ce qu’est la liberté dans notre cerveau, on ne veut pas moins de réglementation, on en veut plus, pour nous aider à diminuer ce qui dans l’environnement stimule de manière démesurée notre système de la récompense et les torts que cela entraîne, notamment pour la survie de l’espèce. 

Ne vaudrait-il pas mieux être réellement libres et vivants, dans une conception plus restreinte de la liberté, que libres sur papier et au bord de la catastrophe, avec une conception plus large de celle-ci ?

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