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L’être humain et ses fictions

Sapiens, une bande dessinée des plus riches
Image de la couverture du livre Sapiens, la naissance de l’humanité. Albin Michel

Au cours du dernier mois, une lecture m’a fait beaucoup réfléchir sur l’être humain. Il s’agit d’une bande dessinée basée sur le livre Sapiens de Yuval Noah Harari. Je vous recommande chaudement cette lecture, car elle permet de prendre un pas de recul sur notre vécu en tant qu’être humain du 21e siècle et sur les principaux enjeux auxquels notre espèce fait face. En plus, c’est une lecture accessible dans un format qui permet de bien comprendre un sujet normalement beaucoup plus aride. 

Essentiellement, ce livre tente de répondre à la question suivante : quelle est la particularité de l’être humain faisant en sorte que celui-ci se soit retrouvé au sommet du monde animal, alors qu’à la base il ne présente pas des caractéristiques biologiques qui le prédestinaient à une telle chose ? Selon les spécialistes consultés par l’historien Yuval Noah Harari, la puissance de l’être humain tient dans le fait qu’il est le seul animal à pouvoir créer et croire en des histoires fictives.(1)

Pour faire une histoire courte, l’être humain, seul, n’aurait pas eu ce qu’il faut pour survivre. Il était notamment désavantagé de plusieurs façons par rapport aux autres espèces humaines avec lesquelles il a cohabité pendant des milliers d’années : plus petit, moins fort, cerveau moins volumineux. Pourtant, c’est homo sapiens qui peuple la terre maintenant et il le fait sans compétition avec d’autres espèces humaines qui ont toutes disparu il y a plus ou moins 125 000 ans.

Pourquoi ? Parce que ce qu’il n’arrive pas à faire seul, il est très habile à le compenser en groupe, même en très grand groupe. Ses capacités langagières et de bavardage font en sorte que l’être humain arrive à maintenir une forte cohésion jusqu’à environ 150 personnes. Par exemple, son cousin le chimpanzé y arrive dans des communautés d’un maximum de 50 individus. Et, la coopération de l’humain peut aller bien au-delà des 150 individus lorsqu’il recourt à la fiction. Il n’y a pas vraiment de limite quand la croyance en la fiction est impliquée.

C’est la partie de la bande dessinée qui m’a fait le plus réfléchir et je pense que l’auteur est bien au courant de la difficulté que les lecteurs pourraient avoir à bien saisir cette thèse. Parce que, pour Harari, la fiction dépasse largement les frontières du conte, de la légende ou de la mythologie. La religion, bien entendue, mais aussi des idéologies, même celles qui sont mises en pratique comme le capitalisme, tout ce qui concerne le juridique, que ce soit les droits de l’homme aussi bien que le droit civil ou criminel et des choses aussi terre à terre qu’une entreprise, font partie de la catégorie fiction.  

Prenons un exemple. Un pays comme le Canada est pour nous une réalité, quelque chose de concret. Pourtant, si on fait une randonnée le long de la frontière canado-américaine, on pourra aisément marcher à cheval sur les deux pays en même temps. Je l’ai déjà fait dans le secteur du mont Gosford en Estrie et rien ne m’est arrivé ! La frontière demeure une entente abstraite entre deux pays dans laquelle on fixe ce qui appartient à chacun. Ensuite, on choisit ou non d’y mettre des infrastructures concrètes pour faire respecter cette division. 

Bref, c’est une fiction. Une histoire commune en laquelle les deux parties impliquées croient. Qu’arrive-t-il si l’un ou l’autre cesse d’y croire ? Vous avez là une bonne recette pour une guerre de conquête, pour une séparation ou pour une annexion. Une nation est une fiction aussi, dans le sens où pourquoi être pareil ou bien différent devrait faire en sorte de nous unir ou de nous diviser ? Pourquoi certains sont souverainistes et d’autres fédéralistes ? Parce qu’ils ne croient pas à la même fiction. La réalité, elle, demeure la même, peu importe ce que l’on croit.

Que la plupart des choses dans lesquelles on croit relèvent de la fiction n’est pas problématique en soi. Cela le devient lorsque l’on oublie que ce n’est que de la fiction et que des personnes concrètes, réelles, souffrent de ces fictions. Si l’on croit dans un système économique capitaliste, parce qu’on pense qu’il est le meilleur pour générer de la richesse et pour élever la qualité de vie moyenne de la population, mais que ce système génère de la souffrance, voire la mort de certains, la destruction de l’environnement et de la biodiversité, est-ce que cette histoire commune dans laquelle on est pas mal tous investis ne mériterait pas d’être écrite autrement ?

En philosophie, on essaie de saisir la réalité pour y donner du sens. Des lectures comme celle-ci nous apportent une nouvelle lunette pour comprendre notre réalité. Et dans notre réalité actuelle, cette lunette s’avère éclairante à bien des égards. Qu’est-ce qui représente un coût acceptable pour maintenir une fiction ?

Références

  1. Yuval Noah Harari. “Sapiens : la naissance de l’humanité”, Paris, Albin Michel, 2020, p.82.
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