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Le “deal” de la modernité

Troquer le sens pour le pouvoir
Photo par Andreas Fickl sur Unsplash

La philosophie est une discipline qui cherche le sens de l’expérience humaine. Il n’est donc pas étonnant que, progressivement, son importance ait diminué jusqu’à presque s’effacer dans les dernières décennies. En effet, selon Yuval Noah Harari, auteur d’Homo deus, de nos jours chaque être humain à la naissance signe plus ou moins consciemment le contrat suivant : je renonce au sens pour obtenir plus de pouvoir.

Quand Nietzsche a annoncé la mort de Dieu à la fin du 19e siècle dans Le gai savoir, il était l’un des premiers à mettre en mots l’intuition de ce nouveau contrat. Il s’agit d’accepter de renoncer au pouvoir des divinités sur la réalité pour obtenir, en tant qu’être humain, un plus grand contrôle sur celle-ci. Et cela vient aussi avec une perte de sens qui déstabilise. Du moins, c’était le cas à l’époque. D’où l’image d’un fou qui hurle dans la ville, désemparé.

De nos jours, il est loin d’être aussi évident que cette perte de sens déstabilise les gens. La plupart semblent s’en accommoder alors que d’autres ressentent un certain malaise qui peut parfois basculer dans l’attitude réactionnaire ou conservatrice : »C’était ben mieux dans le temps ! »

Autrefois, le sens était fourni à la naissance et renforcé par une myriade d’institutions. Ce sens avait la sanction et la puissance de l’autorité suprême. On lisait la réalité avec cette lunette et s’il y avait divergence entre la réalité et la lunette, on changeait la réalité. 

Par exemple, pourquoi des hordes de jeunes hommes se lançaient-ils volontairement dans les Croisades ? Parce que mourir était moins important pour eux que la participation au plan de Dieu. Tuer des Arabes avait donc un sens pour eux et leur propre mort avait aussi un sens.

De nos jours, un soldat qui meurt dans une guerre, ce n’est plus seulement un pion dans le grand plan divin : c’est une tragédie dépossédée de sens. C’est un humain qui ne pourra réaliser ses projets. Une vie qui s’arrête, qui laisse une grande question : tout cela pourquoi ? Pensons à la réaction populaire aux soldats morts en Afghanistan il y a quelques années de cela.

L’être humain, malgré tout, a besoin que la réalité autour de lui ait un sens. Alors, plutôt que de le chercher dans les saintes Écritures, beaucoup de gens se tournent désormais vers eux-mêmes : “C’est moi qui donne sens à mon expérience !” Ce qui tourne les gens vers leurs sensations, leurs envies, leurs besoins, leurs émotions, leurs expériences, etc.

La réalité se comprend donc par toute une série d’expériences subjectives. Autant la science a fait des progrès dans les trois derniers siècles, autant la science est éloignée de ce qui donne sens à la réalité pour la plupart des gens.

La vérité importe beaucoup moins que le sens que chacun se construit à partir de ses expériences subjectives. Ce qui est important, ce n’est pas LA vérité, c’est MA vérité. 

On entend beaucoup de critiques envers les médias sociaux et, souvent à tort il me semble, on en fait la cause de maux qui rongent ou effritent le tissu social, voire la simple courtoisie. 

Par exemple, tout le monde a déjà constaté que les réseaux sociaux ou les sections commentaires des médias traditionnels peuvent devenir des plateformes de défoulement qui peuvent même basculer dans la violence et les menaces. On en parle un peu plus dans les médias au cours des derniers mois, mais je serais étonné que ce phénomène soit réellement nouveau. Un peu comme l’intimidation à l’école, les féminicides ou le racisme envers les Premières Nations, ce n’est pas parce que ça devient d’actualité qu’il s’agit d’une nouvelle réalité…

Ce qui constitue la force de l’être humain, selon Harari, c’est sa capacité à adhérer à des fictions. Les êtres humains, individuellement, ne sont pas particulièrement plus forts ou plus intelligents que d’autres espèces actuelles ou passées. Par contre, ils peuvent agir ensemble, en très grand groupe et de manière très souple, ce qui leur confère une force incroyable.

Les religions ou les grandes idéologies, notamment la combinaison actuelle du capitalisme avec le libéralisme politique, sont un bon exemple de fictions qui permettent à la multitude de fonctionner ensemble.

Cependant, il semble que le capitalisme et le libéralisme contiennent aussi les germes d’un potentiel éclatement de cette “solidarité humaine”. Est-ce que les libertés politiques et économiques ne mèneraient pas l’être humain dans une spirale subjective qui finirait par empêcher les individus de fonctionner ensemble ?

L’expérience démocratique dans l’Antiquité est corrélée à l’émergence de la pensée rationnelle. L’assemblée, le débat, la discussion, lorsqu’ils visent une décision commune, doivent se faire sur des bases communes.

La pensée rationnelle permet de nous élever au-dessus de nos expériences subjectives afin justement de pouvoir parvenir à une entente en grand groupe. Or, l’hyperprésence actuelle du “moi” dans les débats publics, la fragile présence d’une vérité commune, voire d’un sens commun, ne faciliterait-elle pas l’apparition lente, mais constante, de cette guerre de tous contre tous via les médias sociaux ?

Les débordements observés dans le monde réel de cette culture des médias sociaux, par exemple dans les événements de Washington ou encore dans les partisans plus radicaux des théories du complot liées à la crise sanitaire, sont-ils épisodiques ou sont-ils précurseurs d’une lutte de tous contre tous à plus grande échelle ?

De Platon à Hobbes ou de Hitler à Trump, les moments plus chaotiques ont une forte tendance à devenir un milieu fertile pour un État moins démocratique, déjà que nous sommes assez loin de la démocratie idéale… Peut-être qu’une certaine réflexion sur le “deal” sens contre pouvoir mérite d’être menée avec sérieux, j’oserais dire philosophiquement, d’autant que d’autres défis risquent de menacer encore plus le délicat équilibre de nos sociétés.

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