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Suivre des consignes ou ne pas suivre des consignes, telle est la question !

Opposition entre ce qui est bien pour "moi" et ce qui est bien pour "nous"

Une règle qui n’est suivie par personne est une règle inutile. En politique, la façon d’aborder cette difficulté peut faire la différence entre un État démocratique et un État plus autoritaire. La réflexion morale et politique des derniers siècles s’est butée à ce problème plutôt pratique. Noam Chomsky illustre d’ailleurs cette difficulté à peu près de la manière suivante : la propagande est à la démocratie ce que la matraque est à la tyrannie.

Autrement dit, dans les États démocratiques, pour s’assurer que le peuple suive les politiques et les lois de l’État, il faut le persuader que c’est ce qui doit être fait. On utilise le dialogue, les campagnes publicitaires et les relations publiques pour y arriver. La tyrannie n’a pas à perdre son temps de la sorte : les politiques et les lois seront, au besoin, appliquées par la force. 

Métal du Golfe_VF

Il est difficile de résoudre les questions morales et politiques, car s’affrontent en nous des forces bien souvent contradictoires. Pour comprendre l’une de ces forces, prenons pour point de départ le problème du wagon (trolley problem), popularisé par la philosophe Philippa Foot.

Le problème est à peu près le suivant : vous êtes à la hauteur de l’aiguillage du rail qui permet de faire bifurquer une voie de chemin de fer. Une personne travaille sur la voie de contournement et cinq personnes travaillent sur le rail principal. Vous apercevez un wagon qui arrive à toute allure sur le rail principal et vous n’avez pas le temps d’avertir les cinq travailleurs du danger. Comme vous avez accès à l’aiguillage, vous pouvez faire bifurquer le wagon dans la voie de contournement, ce qui entraînera la mort du travailleur qui s’affaire sur cette voie. Or, si vous ne le faites pas, cinq personnes mourront sur la voie principale. Que faites-vous ?

Source : http://www.cienciacognitiva.org/files/2015-17-f1.jpg

Cette question a été posée à des milliers de personnes très différentes (âge, sexe, pays, etc.). De manière très constante, environ cinq personnes sur six choisissent de faire bifurquer le wagon, parce que sauver cinq personnes est jugé préférable à n’en sauver qu’une seule.(1)

Ce problème devient plus complexe avec sa deuxième version. En effet, on demande ensuite aux mêmes gens de répondre à un autre problème. Imaginez maintenant que vous êtes sur un pont au-dessus d’un rail sur lequel travaillent cinq personnes. Un wagon arrive à toute vitesse sur les travailleurs et ceux-ci n’ont pas conscience du danger imminent. Une autre personne de forte corpulence se trouve avec vous sur le pont, directement au-dessus du rail. Vous pourriez pousser cette personne sur le rail pour faire dérailler le wagon et sauver les cinq travailleurs. Bien entendu, la personne poussée perdrait la vie. Que faites-vous ?

Source : http://www.cienciacognitiva.org/?p=1147

Si vous décidez de ne rien faire, vous êtes comme environ 85% des personnes interrogées. Or, cette décision entraîne la conséquence que vous jugiez inacceptable dans l’autre version du problème.(2)

Entraîner la mort ou la souffrance directement est vécu différemment qu’entraîner la mort ou la souffrance indirectement par le cerveau humain. Et c’est normal quand on y pense : aurions-nous survécu très longtemps en tant qu’espèce si c’était facile pour nous de tuer un semblable ou de provoquer sa souffrance ? 

C’est pourquoi le meilleur résultat importe peu dans un contexte où nous nous considérons nous-mêmes comme la cause de la mort ou de la souffrance de quelqu’un. De l’autre côté, si nous ne considérons pas que nous sommes la cause directe, nous prioriserons le meilleur résultat possible.

Plusieurs raisons sont en cause lorsqu’une personne choisit de ne pas suivre une règle. Mais, cet exemple nous fait voir un paradoxe avec lequel notre esprit doit jongler lorsque vient le temps de choisir. Mathématiquement, les deux situations sont identiques : sauver une personne sur six ou cinq personnes sur six. Or, il est utopique de croire qu’une règle qui demanderait de toujours sauver le maximum de personnes en danger soit suivie par la plupart des gens dans la deuxième version du problème. Cela va tout simplement à l’encontre de nos intuitions morales de base.

Ceci dit, la portée de ce problème et les informations qu’il nous donne sur l’esprit humain sont beaucoup plus larges. Depuis le début de la pandémie, les gens sont soumis à un nombre important de directives de la part du gouvernement et la santé publique. On nous dit d’ailleurs que la grande majorité des gens suivent ces directives. 

Malgré tout, certains militent même contre ces directives. Le virus tue, la preuve n’est plus à faire. Il ne tue certes qu’un faible pourcentage de personnes, mais ce sont tout de même des êtres humains. Pourquoi choisir de ne pas suivre les consignes, risquer la contamination de personnes vulnérables et, potentiellement, être la cause de la mort de ne serait-ce qu’une seule personne ? 

Nous pouvons supposer que ces personnes ne voudraient pas tuer de leurs mains une personne. Mais, elles ne semblent pas très troublées par la mort de personnes infectées à cause de leur négligence. Ce n’est pas sans rappeler le problème du wagon. Si on ne se considère pas comme la cause directe de la mort ou de la souffrance d’autrui, on accepte plus facilement de faire une action qui peut entraîner ce genre de conséquences. Nous ne vivons pas le conflit moral de la même façon. 

Cela étant, ce type de problèmes se présente sous plusieurs formes. Pensons à nos actions qui entraînent l’émission importante de gaz à effet de serre qui ont de lourdes conséquences sur la vie humaine, notre consommation effrénée d’articles à bas prix qui peut entrainer le travail des enfants dans certains pays, la dégradation des conditions de travail ici même, la difficulté des fabricants d’ici de survivre, etc. Nous percevons nos actions en ces domaines comme indirectes et c’est sans doute pour cela que nous nous considérons tout de même comme de bonnes personnes, comme des personnes morales.

Je ne connais pas beaucoup de gens pour le travail des enfants, pour la destruction de l’environnement, contre l’économie de proximité, etc. Je ne connais pas grand monde qui souhaite en tuer d’autres par leurs actions. Or, si on regarde les actions individuelles sous une perspective plus large, force est de constater que ces choses surviennent malgré tout et il est difficile de soutenir que nous n’en sommes pas la cause, ne serait-ce que partiellement. 

Si individuellement il est possible de se sentir bien moralement puisque nous ne nous percevons pas comme la cause directe de ces problèmes, il me semble qu’il faudrait collectivement se pencher plus sérieusement sur l’impact que nous avons sur la plupart des problèmes fondamentaux qui pullulent dans le monde. 

Peut-être que nos intuitions morales, héritées d’un monde qui n’existe plus, soit celui des chasseurs-cueilleurs de la préhistoire, ne sont plus adaptées à la vie d’aujourd’hui et qu’il nous faut apprendre à aller au-delà de ces intuitions et refuser notre réflexe qui serait de ne rien faire ? Ainsi, la vraie question serait peut-être celle-ci : que les conséquences de mon geste soient directes ou indirectes, que je sois bien ou non avec celui-ci, est-ce que mon geste participe à faire de notre monde un meilleur endroit ? N’est-ce pas cela au final qui est important ?

Références

  1. Richard David Precht. “Qui suis-je et, si je suis, combien ?”, Belfond, France, 2010, 384 pages.
  2. Ibid.

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