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Complotisme et débat public

Que pouvons-nous apprendre du complotisme ?

En ce début 2021, je vous propose quelque chose : réhabilitons (partiellement) ceux que nous appelons depuis près d’un an maintenant les complotistes.

Pourquoi ? Parce que le radicalisme est d’une certaine façon “binaire” : une idée folle doit s’accrocher à quelque chose, sinon elle disparait comme elle est venue. Autrement dit, plus on résiste activement aux idées saugrenues, plus elles gagnent en légitimité, du moins dans le “jasage” public.

Aussi, nous aurions tort de jeter le bébé avec l’eau du bain sous prétexte que les complotistes sont des idiots ou qu’ils représentent le mal incarné. À ma compréhension, le complotisme tient sur une intuition fondamentale : le pouvoir est concentré dans une minorité et cette minorité en profite largement pour maintenir ses acquis de même que pour les accentuer. Et nous, simples citoyens, sommes les principales victimes de cette réalité. Une intuition qui me semble légitime à bien des égards.

Le politologue Francis Dupuis-Déri, dans l’objectif de dissiper une confusion autour de notre compréhension de ce qu’est la démocratie, a introduit deux concepts qui me paraissent plus que pertinents : l’agoraphobie et l’agoraphilie politiques. 

Selon Dupuis-Déri, le terme démocratie étant polysémique et chargé sentimentalement, culturellement et politiquement, il devient moins utile lorsque vient le temps de décrire le régime politique dans lequel on est. Autrement dit, ce mot ne remplit pas bien sa fonction, car plutôt que d’éclairer notre compréhension, il entretient confusion et malentendu.

Par exemple, la démocratie est “le gouvernement du peuple, pour le peuple, par le peuple” comme le disait Abraham Lincoln. Cela met de l’avant des idées d’égalité, de justice et repose sur l’idée que le pouvoir appartient au peuple. Or, dans les faits, le système politique qui est né au 18e siècle n’est pas un système démocratique, mais un système républicain. Le système républicain est d’ailleurs le régime politique le plus répandu dans le monde. Le pouvoir du peuple, dans ce type de régime politique, c’est celui de choisir ses dirigeants.

À l’origine, c’est le système qui est venu remplacer les monarchies héréditaires. Cependant, lors des différentes révolutions du 18e siècle, qui dans les faits seraient plus comme de “grosses réformes”, on n’a pas jeté le bébé avec l’eau du bain. Autrement dit, on n’est pas passé de l’absence de pouvoir du peuple à une totalité du pouvoir pour le peuple. 

Pourquoi ? Parce que les gens de l’époque croyaient, à tort ou à raison, qu’un peuple qui se gouverne réellement par lui-même, directement, risque de sombrer dans le chaos. En effet, la très forte majorité du peuple étant pauvre et peu instruite, elle pourrait vouloir s’attaquer aux riches d’une manière déraisonnable. Autrement dit, le peuple se transformerait en une foule émeutière qui s’attaquerait à tout ce qui lui semble injuste ou tout simplement une foule en proie à des envies démesurées par manque de contrôle de soi, contrairement aux gens plus “nobles”.

D’où l’idée d’élire une certaine élite comme représentant du peuple pour agir en tant que médiateur entre la foule et le pouvoir politique. Ainsi, le Québec est une république, tout comme le Canada. Les représentants constituent une élite et les lois sont là pour s’assurer le plus possible que tel soit le cas. Par exemple, même si tout citoyen peut se présenter lors d’élections, les modalités font en sorte que très peu de gens “ordinaires” peuvent le faire. Il faut investir temps et argent, chose qui n’est pas réellement possible pour tout le monde. Ce qui résulte en une députation qui vient fortement de milieux favorisés et qui est au final peu représentative de la population.

Maintenant, il y a plusieurs variations possibles parmi les différentes républiques. C’est là que l’agoraphobie politique et l’agoraphilie politique deviennent éclairantes. Tout le monde veut se coller à l’étiquette démocratique en tant que république, ce qui sème la confusion. Par exemple, la Corée du Nord, loin d’être reconnue comme un paradis pour le peuple, se nomme officiellement la République populaire démocratique de Corée !

Pour Dupuis-Déri, il y a en quelque sorte deux pôles sur le spectre des républiques : les agoraphiles et les agoraphobes.  D’un côté, les agoraphiles représentent les régimes politiques dans lesquels on encourage et favorise les décisions prises par le peuple assemblée, dans lesquels les élites sont perçues comme irrationnelles, animées par une quête de pouvoir, de gloire et de richesse, des régimes dans lesquels les puissants sont associés par le peuple à la démagogie et comme l’origine des inégalités.(1)

De l’autre côté, les agoraphobes ont horreur de tout ce qui ressemble à de la démocratie directe.  Cette peur se fonde sur l’idée que par essence le peuple est déraisonnable et incapable de se gouverner lui-même, le peuple est trop vulnérable à la démagogie par manque d’éducation, il est aussi en proie au chaos et est basée sur l’impossibilité pratique de réunir le peuple pour prendre les décisions.(2)

Actuellement, un peu partout dans le monde, les régimes républicains sont plutôt du côté de l’agoraphobie politique. Il y a très peu d’exemples dans lesquels le pouvoir, ne serait-ce que partiellement, repose sur un peuple assemblé. Les craintes envers le peuple sont aussi très présentes, notamment dans l’idée que nous devons nous fier aux experts, à la compétence de nos élus ou à certaines sources d’autorité, etc. Ce qui sous-entend que le peuple ne possède pas ces qualités. Ce qui sous-entend aussi que, si ces “élites” faisaient partie des assemblées, le peuple n’aurait pas l’intelligence de les écouter.

Cette peur du peuple et, parallèlement, la distance qui se crée entre le peuple et les dirigeants politiques et économiques en raison de cette peur est, à mon avis, perçue de plus en plus fortement par nombre de gens, notamment par les complotistes. Ils ont l’intuition qu’il y un décalage ou une contradiction entre ce qu’ils conçoivent être un État démocratique idéal, ou plus agoraphile, et les régimes politiques agoraphobes largement répandus sur le globe.

Je ne crois pas qu’ils sont dans le champ avec cette impression. Par contre, bien humblement, ils se trompent fort probablement sur les causes de cette intuition. La raison principale, c’est que les complots représentent des explications beaucoup trop complexes alors que d’autres explications plus simples sont plus plausibles. L’application du principe de parcimonie, ou Rasoir d’Ockham, nous impose donc ceci : « les hypothèses suffisantes les plus simples doivent être préférées ».(3) 

Pourquoi ? Parce qu’admettre un complot secret, peu importe lequel, implique un niveau de tromperie et de mensonge tellement important qu’il est fort improbable que toutes les personnes impliquées dans le complot arrivent à maintenir étanche ledit secret. Si une autre explication beaucoup plus simple possède un pouvoir d’explication suffisant, il faut préférer celle-ci. Non pas parce qu’elle est plus vraie, mais parce qu’elle est plus probable.

Nous ne sommes pas dans le vrai ou dans le faux puisqu’il y a des choses que nous ne savons pas. Dans ce genre de cas, nous sommes limités à formuler des hypothèses pour donner du sens à notre expérience. Et nous avons besoin de ce sens pour bien fonctionner.

L’explication simple avec la Covid-19, c’est tout simplement que nous vivons dans un régime politique républicain et dans une économie capitaliste. Ces deux réalités ont beaucoup à voir avec les décisions prises par les différents gouvernements depuis janvier dernier.

Prenons un exemple : le couvre-feu imposé au Québec. Il s’agit d’une mesure “extrême”, personne ne le nie. Elle brime drastiquement la vie des gens, leur liberté. Cependant, est-ce une façon pour le gouvernement d’augmenter son emprise sur son peuple, une montée d’autoritarisme ? Un complot concerté entre le gouvernement et les pouvoirs économiques pour maintenir le peuple dans la servitude ?

Comme nous vivons dans un régime républicain, conçu avec une certaine dose d’agoraphobie politique, en plus d’être dans un régime parlementaire dans lequel le pouvoir est concentré dans les mains du premier ministre, il ne faut pas se surprendre que ce dernier prenne les décisions et fasse les annonces en donnant l’impression d’être un monarque, entouré de ses conseillers. Le système politique québécois permet et veut cela. 

Il peut consulter plus largement ou non, c’est selon son bon vouloir, parce qu’en dernier lieu, s’il respecte la loi, rien ne lui impose d’en faire plus. Comme la composante démocratique de notre régime politique est concentrée dans les élections, celles-ci deviennent en quelque sorte la seule limite pour un premier ministre : il lui faut garder un œil sur les sondages pour garder le pouvoir au-delà du présent mandat.

Avant d’aller de l’avant, François Legault devait savoir que l’appui au couvre-feu ne serait pas trop coûteux électoralement, malgré son caractère extrême et liberticide, voire peu fondé scientifiquement en termes de mesure d’endiguement d’une épidémie. Un sondage publié le 9 janvier disait d’ailleurs que la mesure était appuyée par 70% des Québécois.(4) Bref est-ce un complot pour asseoir son pouvoir ? Ou est-ce une manœuvre calculée, quoique malhabile, pour tenter d’endiguer la pandémie, permise à l’intérieur d’un régime républicain ?

Et c’est là qu’intervient l’économie capitaliste. Pourquoi cette mesure et pas d’autres ? Partant du principe qu’il faut diminuer le nombre de cas, le nombre d’hospitalisations et le nombre de morts, le gouvernement se devait d’agir. Au final, le couvre-feu est une mesure qui a un impact moins lourd économiquement que de fermer le secteur manufacturier et les entreprises qui sont encore autorisées à opérer, par exemple.

C’est aussi une mesure moins coûteuse que de fermer les écoles primaires. Comme les enfants d’âge primaire nécessitent l’attention de leurs parents, cela crée de plus hauts taux d’absentéisme au travail, une baisse de la productivité, etc. En plus, les laisser à la maison implique de résoudre la problématique de l’accès à tous à du matériel informatique, implique possiblement des modifications à l’horaire de travail des enseignantes, ce qui implique potentiellement des coûts supplémentaires et des difficultés sur le plan des conventions collectives.

Bref, tentative secrète et concertée des pouvoirs économiques d’accentuer leurs pouvoirs sur le monde ordinaire ou tentative de minimiser l’impact des mesures de santé publique sur l’économie ?

L’explication la plus simple me semble évidente, non ?  

Pour terminer, il faut retenir cette leçon des complotistes : l’éveil critique est nécessaire pour améliorer cette réalité. Aussi, il faut garder en tête la chose suivante : il me semble évident que les pouvoirs politique et économique sont loin du citoyen ordinaire. Mais, il n’y a rien de nouveau là-dedans. C’est le cas depuis… presque toujours. Ce n’est pas le fait d’un complot, mais d’un ensemble de circonstances. C’est problématique et il faut y voir, selon moi. Enfin, il faut aussi retenir que le complotisme est dans le champ quant aux causes de cette intuition et en ce qui concerne le sens qu’il donne à la réalité. Ne jetons donc pas le bébé avec l’eau du bain, mais assurons-nous que l’eau soit bien évacuée ! 

Références

  1. Dupuis-Déri, Francis. “Démocratie, histoire politique d’un mot”, Lux, Montréal, 2013, p.32-37.
  2. Ibid.
  3. Wikipédia. “Rasoir d’Ockham”, https://fr.wikipedia.org/wiki/Rasoir_d%27Ockham, consultée le 12-01-2021.
  4. Henri Ouellette-Vézina. «70 % des Québécois favorables au couvre-feu», La Presse, https://www.lapresse.ca/covid-19/2021-01-09/sondage-crop/70-des-quebecois-favorables-au-couvre-feu.php, consultée le 12-01-2021.

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